Au secours, je ne sais plus où j’habite!

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Où suis-je ? (tours de la place d’Italie, Paris XIII) ©JNC_Beaurecueil_Forge de la Poésie.

« Je ne sais plus où j’habite ! » Ce leitmotiv revient comme une ritournelle ridicule qui vous colle au oreilles contre votre gré. Nulle maladie dégénérative. Nulle désorientation d’après-boire. Seulement, ce sentiment taraudant d’être toujours à côté de la plaque, de ne plus rien comprendre à  la vie. Paumé, quoi. Possédé par la dépossession.

Il y a l’âge bien sûr. « C’est le grand jour qui se fait vieux » écrivait Aragon (1). Même en se tenant au courant des nouvelles technologies comme le naufragé s’accroche aux débris du navire, on perd pied. A peine un nouveau cyberbidule est-il maîtrisé que le voilà obsolète; il contraint l’usagé – qui n’a jamais aussi bien mérité son nom – à se remettre à niveau.

On lâche les débris

Au bout d’un moment, on lâche les débris. On coule. On plonge vers les abysses où gisent les « has been » (même là en bas, on parle anglais).

Les cyberbidules et leurs délirants avatars des réseaux sociaux ne sont pas les seuls facteurs de ce déboussolement récurent.

L’écoulement du temps a emporté avec lui le Café du Nord avec son poêle ronflant, le vieux tram 12 qui battait le tambour rue Ancienne, le stade des Charmilles (2), les journaux en papier, le générique de l’Eurovision en noir et blanc, tous les potes dont le nom est gravé sur une case de colombarium et tous ces lieux quotidiens relégués dans une autre case, celle du souvenir. Seule la nostalgie est restée ce qu’elle était.

Après les vieux, les jeunes

Après tout, rien de plus effroyablement banal que de vieillir. Quel que soit le siècle, l’herbe des pique-niques est toujours plus verte quand on est jeune, les filles plus désirables (3), le sport plus sportif, l’humour plus drôle, la bouffe plus digeste et le vin ne vous pousse pas à la sieste comme dans un fossé.

Et pourtant, vous avez sans doute constaté dans votre entourage que des moins vieux, voire des jeunes se disent eux-aussi transpercés par cet angoissant constat: « Je ne sais plus où j’habite ».

Même s’ils sont mentalement préparés aux carrières façon montagnes russes, les sorties de route restent éprouvantes.

Un développeur de programmes de 28 ans m’avait un soir confié son inquiétude: « Des petits jeunes viennent de débarquer dans ma boîte. Et voilà, je dois ramer pour ne pas être largué! Autant dire que je cherche dès maintenant une nouvelle piste d’atterrissage. »

A peine né, nous voilà ringardisés!

Ringardisés comme le sont nos confortables Etats-Nations par les Maîtres mondiaux de la sphère numérique. Pendant que le contribuable attaché à sa glèbe doit passer à la caisse, ils jouent à saute-fiscs (exemple de TotalEnergie). Eux aussi, ne savent pas où ils habitent mais s’en foutent comme de leur premier dividende: le monde leur appartient.

Les chacals politiques rappliquent

Nous sommes tous, à titres divers, possédés par la dépossession.

Si les vieux sont dépossédés des charmes de leur jeunesse, les jeunes le sont de leur avenir sur lequel s’accumulent les catastrophes climatiques, les restrictions qui s’ensuivront, les guerres qui menacent un peu partout, sans oublier les prochaines épidémies.

Attirés par les relents de cette déprime générale, le chacals politiques en rappliquent dare-dare en hurlant à la lune les refrains d’un autre temps et en désignant les boucs-émissaires du moment, ouvrant la voie vers d’autres désastres.

Lorsque tous les repaires disparaissent, où trouver un repère?

Jean-Noël Cuénod

(1) « J’arrive où je suis étranger » in « La Diane Française

(2) En lieu et place, mettez vos propres souvenirs.

(3) Vous remplacez cette assertion par la formule genrée de votre souhait.

5 réflexions sur « Au secours, je ne sais plus où j’habite! »

  1. Formidable ton article ! Et plein d’humour ! Oui comment malgré le désastre qui nous pend au nez, envisager l’avenir ?

  2. En effet difficile de ne pas avoir des « bouffées d’angoisses » et de colère aussi…
    Comment rester au mieux dans ces bottes? Ne sommes nous pas notre seul refuge? comme qui dirait Bouddha…

  3. Bons jours, comment de mes 88 ans1/2, je me retrouve dans ces écrits, et je cherche Jean L, Gilles, Edouard, Paul et tant d’autres qui ont fait la vie avec moi. J’ai eu la chance d’appliquer le principe chinois qui parle d’avoir pour finir sa vie: Une jeune femme et une vielle maison. J’ai eu cette chance, sans oublier qu’après des années de veuvage, d’une nouvelle union sont né deux garçons que j’aime et qui je crois me le rendent bien, tous comme Christophe de la précédente union et leurs descendances à tout trois, que j’aperçois de temps à autre, ce qui me réjouit ou me peine parfois. J’en perçois les échos et je m’en contente, même si parfois je ne sais pas ou j’habite. Ainsi va la vie

  4. En quelques mots, passé présent futur, sont conjugués avec notre Temps con-temp-orain. Merci pour cette lampe de poche sur le chemin de nos interrogations profondes et inconscientes parfois!!!

  5. Ta maison et ton cœur se trouvent auprès de tes amis. Le reste passera, a déjà passé et nous pas encore….. alors

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