Des Coran brûlés ou piétinés publiquement en Suède et au Danemark provoquent la colère de pays musulmans. Des voix s’élèvent dans les deux Etats scandinaves pour interdire ce genre de manifestation. Protéger le sacré est-il du ressort de la loi?
Ambassade de Suède incendiée à Bagdad; ambassadrice de ce pays expulsée d’Irak; Iran qui refuse tout nouvel ambassadeur du Royaume. Et voilà que le spectre de la crise née des caricatures de Mohammed hante derechef la Scandinavie.
On peut compter sur les partis d’extrême droite pour souffler sur les braises. A la fin du mois dernier, à deux reprises, des militants du mouvement Danske Patrioter (Patriotes danois) ont brûlé un Coran sur la place publique.
Cette proximité des brûleurs de Coran avec le néo-fascisme renvoie aussitôt aux autofadés organisés par les nazis peu après leur arrivée au pouvoir. Brûler un livre – quel qu’il soit – c’est plus que jeter du papier aux flammes. Les braises peuvent attiser la paille sèche d’autres brasiers…
Modifier la loi?
Jonas Trolle (ne pas oublier le « e » final!), président du Centre suédois contre l’extrémisme violent appelle à modifier la loi pour réprimer ce genre de manifestation.
Avant d’aborder la question qui vient aussitôt à l’esprit – faut-il interdire la profanation publique du Coran ou d’un livre saint? – il faut s’en poser une autre: protéger le sacré est-il du ressort de la loi?
Dans L’Homme et le Sacré, Roger Caillois donne ces définitions de base.
– Le sacré appartient au domaine du religieux, du dangereux, du défendu. Un sentiment de dépendance intime le retient, le contient, dirige chacun de ses élans. Mais c’est de lui que le croyant attend secours et réussite. Il représente une énergie dangereuse, incompréhensible, peu maniable mais efficace.
– Le profane appartient lui au domaine de la vie domestique et de ses usages communs. Il peut y agir sans angoisse, ni tremblement et son action n’engage que superficiellement sa personne.
La religion est l’administration du sacré. Les rites sont les moyens qui lui donnent forme.
Un espace investi
Le sacré est un espace investi par des symboles qui sont perçus non seulement par la conscience mais aussi, et peut-être surtout, par la conscience profonde (appelée, improprement à mon pauvre avis, l’« inconscient »).
Dans un contexte spirituel (et non seulement confessionnel), le sacré est le lieu où l’humain se place pour vivre en symbiose avec « ce qui le dépasse », entité transcendante, impalpable et pourtant vécue comme présente.
Elle revêt divers noms – Dieu, Allah, Adonaï, Grand Architecte de l’Univers, Brahma, Tao – qui recouvrent des significations diverses et parfois contradictoires.
Tous ces noms ne sont que des pis-aller puisqu’il s’agit de nommer ce qui ne peut pas l’être, l’humain mortel vivant dans le relatif et ce qui le dépasse relevant de l’absolu.
Faiblesse initiale
Mais justement cette faiblesse initiale de l’humain – qui, par sa nature limitée, est donc incapable de nommer correctement l’innommable – l’induit à renforcer la différence entre le sacré et le profane, comme pour pallier ce manque.
Dès lors, toute atteinte à ce statut fragile, toute profanation peuvent être vécues comme une agression.
Toutefois, ce sentiment d’être agressé n’a rien de fatal, ni d’automatique. Il est surtout le fait de dévots qui confondent le symbole porteur de sacré avec l’entité éternelle qu’il exprime plus ou moins maladroitement. Le symbole est-il brûlé? L’entité transcendante ne saurait l’être en aucun cas.
Toutefois, il y a un « hic »: à part l’heureuse exception des mutazilites, les musulmans affirment que le Coran n’est pas seulement un livre, il est avant tout la Parole d’Allah en direct; il n’est pas créé par l’humain, Mohammed n’étant que le greffier docile des décrets divins.
Le signifiant prend la place du signifié
Dans cette conception particulière, brûler le Coran, serait aussi brûler Allah, ce qui est absurde même sous l’angle de l’islam: Allah ne saurait être touché en quoique ce soit par Sa créature.
Ce n’est donc pas Allah que les indignés cherchent à protéger, mais leur propre superstition. Ils ont tellement investi psychiquement dans ce livre intitulé « Coran » qu’ils se le sont, au sens fort du terme, incorporé, quitte à ce que ce support matériel risque de prendre la place d’Allah lui-même. Le signifiant se substitue alors au signifié.
Ce faisant, ces dévots font du blasphème comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans le savoir.
Les réactions disproportionnées des autorités étatiques et religieuses musulmanes constituent le meilleur aliment aux feux qui brûlent le livre saint de l’islam. Si elles avaient opposé aux stupides provocations néo-fascistes un mépris indifférent, ces sources de crétineries se seraient taries.
Une répression spécifique malvenue
Reprenons la question initiale: faut-il réprimer spécifiquement les brûleurs de Coran ou de livres considérés comme sacrés par telle ou telle communauté confessionnelle?
Brûler un livre n’a rien d’anodin disais-je: dans l’Allemagne de 1933, les bûchers de papier ont annoncé les bûchers de chair. Il est donc tentant d’adopter une loi répressive qui serait destinée à ce genre de provocation.
Pourtant à cette tentation, il faut résister. Tout d’abord, une loi n’a rien de magique et les protections qu’elle offre ne sont assorties d’aucune garantie.
Ensuite, il existe toujours mille bonnes raisons pour prohiber telle ou telle expression publique. L’éclosion des échanges numériques a fait naître une avalanche de demandes d’interdits de toutes sortes. Avec pour péril imminent de vider de sa substance la liberté d’expression, notion vitale dans un Etat de droit puisqu’elle marque la différence entre démocratie et dictature.
Protéger par la loi un livre sacré serait donc pour le moins excessif. D’ailleurs, pourquoi le faire à l’endroit de tel ou tel livre considéré (par qui?) comme saint et non à l’égard d’un autre ouvrage étiqueté (par qui?) « profane »?
En outre, engraisser toujours plus le corpus législatif est malsain. A force d’empiler les lois, le pouvoir politique est tenté de ne pas les appliquer et de se contenter de pondre des textes qui relèvent surtout de la com’.
Dans le cas des Coran profanés, inutile de voter une loi spécifique. Tout Etat démocratique est garant de la tranquillité publique. Si elle est troublée, c’est à la police d’intervenir, qu’il s’agisse ou non d’autodafés.
Les talibans autrement plus insultants
Ces épisodes détestables questionnent surtout les rapports qu’entretiennent les fidèles de l’islam avec l’image qu’ils se font de leur livre sacré et de la place qu’il devrait occuper vis-à-vis d’Allah.
La meilleure réponse à opposer aux Coran brûlés appartient avant tout aux musulmans. Qui devraient fustiger avec une virulence encore plus intense ceux qui défigurent leur religion de façon autrement plus outrageante, notamment les talibans qui, au nom de l’islam, sont en train de commettre progressivement en Afghanistan un féminicide de masse.
Jean-Noël Cuénod
Combien de fois n’ai-je pas entendu en France et en Suisse que ce ne sont pas les flics que nous insultons mais l’Etat qu’ils représentent. Brûler le Coran n’est-il pas alors juste une vindicte faite aux religieux extrémistes musulmans qui disent commettre leurs crimes au nom d’Allah? Si tel devait être le cas la « violence » faite sur un livre Saint est de loin préférable à toute autre violence.
Merci cher Jean-Noël pour ton analyse extrêmement explicite.
Nos nains de jardins sont des sages contrairement à certains trolls
La peur est partout, ça n’arrange rien.
Vive la liberté de pensée