Les Europhobes doivent en manger leurs affiches : un peuple se bat les armes à la main de toute son âme pour avoir le droit d’être Européen. Elle est en train de connaître son MTN – Moment Tragique Nécessaire –, cette Europe dont un vain peuple ne voulait voir en elle qu’une panse repue. Assisterions-nous à ce phénomène incroyable, l’avènement du patriotisme européen ?
La chose paraissait impossible à obtenir. Comment faire naître un sentiment commun d’un magma informe composé de nations jalouses de leur passé glorieux – forcément glorieux, comme dirait Duras –, de leurs traditions, de leurs identités, de leurs cultures, de leurs langues, souvent de leurs haines historiques et réciproques ?
Sentiment, disions-nous ? De toute évidence, le patriotisme relève de cet ordre. Or, à la sortie de la Deuxième Guerre Mondiale, les pères fondateurs des institutions européennes voulaient justement faire litière de tout sentiment jugé irrationnel et pouvant dégénérer en passion néfaste, en prurit haineux.
L’Europe du ventre avant celle du cœur
Il fallait donc trouver un lien dépourvu de tout affect pour faire travailler ensemble, sans se massacrer parmi, les ex-belligérants et notamment ces deux ennemis aussi voisins qu’héréditaires, l’Allemagne et la France. Ce fut d’abord la Communauté européenne du charbon et de l’Acier (CECA), puis le Marché Commun ancêtres en ligne directe de l’actuelle Union Européenne. Soit l’Europe du ventre avant celle du cœur.
Force est de reconnaître que les Pères Fondateurs avaient vu juste. Les ex-belligérants ont travaillé et commercé ensemble. Premier miracle. Les barrières douanières se sont levées petit à petit. Et – second miracle – la France et l’Allemagne se sont réconciliées. Les « trente glorieuses » ont certes fortement contribué à la prospérité de cet ensemble encore mal assuré. Mais lorsque la crise pétrolière de 1973 a mis fin à l’ère des hydrocarbures à vil prix, les institutions européennes ont tenu bon. Il en a été ainsi à l’issue de toutes les crises suivantes dont la plus récente, celle de la pandémie. Tous les experts télécrates nous le répètent à l’envi : « A chaque crise, l’Europe se renforce ». Pour une fois, ils ont raison.
La « grosse Suisse molle » se rebiffe
Seulement voilà, le ventre ne suffit pas à susciter cet élan patriotique qui fait coaguler un ensemble de nations dans une même communauté de destin. « Une grosse Suisse molle », c’est ainsi que l’eurodéputée Nathalie Loiseau avait qualifié l’Union Européenne. Il faut certes relativiser la portée de ce propos dans la mesure où cette ancienne ministre française des affaires européennes a élevé la gaffe au rang des Beaux-Arts[1]. Ce qui lui a valu d’ailleurs bien des déboires dans sa carrière politique et notamment le fait d’avoir dû renoncer à la présidence du groupe centriste au Parlement européen en juin 2019.
La comparaison était critiquable au moins sur ce point : il y a un patriotisme suisse mais il n’y a pas de patriotisme européen. Enfin pas encore… Car l’Union européenne ne serait-elle pas en train de changer radicalement avec la guerre en Ukraine ?
Le patriotisme européen qui vient
Si Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine, c’est peut-être moins pour empêcher son adhésion à l’Otan que pour briser sa volonté de commencer le processus d’intégration au sein de l’Union Européenne. Pour motifs économiques, bien sûr, mais aussi afin de préserver la démocratie en Ukraine et y créer un Etat de droit qui est loin d’exister dans ce pays gangrené par la corruption.
Avant l’agression poutinienne, le président Volodymyr Zelenski avait d’ailleurs essuyé les vifs reproches de son opposition l’accusant de ne pas en faire assez pour lutter contre ce fléau malgré ses promesses électorales.
C’est qu’une telle lutte n’a rien d’un dîner de gala pour paraphraser Mao. L’Ukraine subit le lourd héritage soviétique comme les autres Républiques ex-soviétiques où les mafias ont prospéré à l’ombres des Services. La corruption est un phénomène engluant qui multiplie les rhizomes de complicités dont il est impossible de se défaire sans les instruments offerts par l’Etat de droit. Or, le long processus qui mène – ou pas – à l’adhésion d’un pays à l’Union Européenne est justement là pour aider à sa création.
Dès lors, la demande d’adhésion est la voie la plus sûre pour donner à l’Ukraine les armes nécessaires à son combat contre la corruption. Kiev remplit déjà une condition essentielle : ses institutions démocratiques vivaces.
La démocratie et l’Etat de droit, cauchemars de Poutine
Pour Poutine, que le pays le plus proche géographiquement, humainement et culturellement de la Russie s’ancre dans la démocratie et devienne un Etat de droit, cela relève du cauchemar. Au fil des ans, il a créé sa dictature personnelle soutenue par la corruption massive et les clans mafieux à sa dévotion. Une Ukraine libre, démocratique, avec un Etat de droit en construction ne peut que donner le pire des exemples aux populations russes qui souffrent, une fois de plus, sous le joug du Kremlin.
Dans leur histoire, les peuples russes ont montré qu’ils pouvaient subir beaucoup et longtemps. Mais lorsqu’une goutte de misère fait déborder ce grand vase, c’est le tsunami pour le pouvoir.
Dès lors, L’Alien du Kremlin, dans sa logique dictatoriale, ne pouvait que chercher à détruire cette Ukraine avant qu’il ne soit trop tard pour lui.
Seulement voilà, les Ukrainiens résistent de façon héroïque à l’agresseur afin de rester libres dans un Etat démocratique et aussi pour appartenir un jour à cette Union Européenne à laquelle ils aspirent depuis plusieurs années.
Il y a donc en ce monde un pays où l’on se bat pour l’Europe face à la deuxième puissance militaire mondiale. Un pays qui souffre le martyr mais tient bon et rend même coup pour coup à son assaillant. Dès lors, chaque jour, c’est toute l’Europe qui vit à l’heure de l’Ukraine.
Patriotisme inclusif et plurivoque
Pour la première fois, l’Union traverse son MTN- Moment Tragique Nécessaire, étape indispensable pour que prenne corps un véritable sentiment d’appartenance commune, au-delà des différences, d’où peut émerger une forme de patriotisme européen. Contrairement au nationalisme qui est exclusif, le patriotisme se montre plutôt inclusif et plurivoque ; il peut cohabiter avec d’autres formes. Il est possible de se montrer à la fois patriote français et patriote européen.
Jusqu’à maintenant, le patriotisme européen apparaissait comme une figure rhétorique creuse dans les discours europhiles, un sentiment encouragé « d’en haut », par d’obscurs et abscons technocrates bruxellois, avec recours aux deux drapeaux – national et européen – dans toutes les cérémonies officielles. Impossible de faire émerger un sentiment d’appartenance avec d’aussi ternes ingrédients.
Il faut qu’un moment tragique et bouleversant intervienne pour qu’apparaisse le sentiment d’appartenance à une même communauté de destin. Et c’est ce moment-là que Poutine, par son agression, et les Ukrainiens, par leur résistance, ont fait naître.
Jean-Noël Cuénod
[1] Ses rétropédalages sont encore plus comiques. Après l’épisode de la « grosse Suisse molle », elle s’est excusée auprès des Suisses en ajoutant qu’elle avait de la famille à Annemasse ! On se demande qui des Helvètes ou des Annemassiens ont été le plus vexés…
Ces événements permettent aussi des rapprochements inattendus au Proche-Orient. On aimerait croire qu’ils ne sont pas éphémères…
Au moins ont-ils le mérite de démontrer qu’ils sont possibles…..