Quelle mouche a donc piqué Eric Zemmour en s’attaquant à l’inclusion des enfants handicapés au sein de l’école et à « l’idéologie égalitariste » qui en est, selon lui, le substrat ? Ce n’est certes pas avec ce genre d’opinion qu’il va gagner des voix. Une gaffe ? Pas du tout. Une tentative de reconquête idéologique qui va au-delà de l’élection présidentielle française.
Immigration, Grand Remplacement, étrangers facteurs de troubles, rejet du féminisme, coupable d’affaiblir les forces vives de la France, exaltation de la virilité, nationalisme intégral, racisme, réhabilitation de la politique juive de Pétain… Zemmour réinvestit méthodiquement tous les thèmes soulevés par le fascisme à la française des années 1930-1940 incarné idéologiquement par Charles Maurras et politiquement par Jacques Doriot, ancien cadre du Parti communiste français évincé par Moscou et chef du PPF (Parti populaire français) qui comptait en mars 1937, 130.000 adhérents ( à titre de comparaison, la même année, le Parti socialiste SFIO en comptait 285.000 et le PCF, 322.000[1]) de loin la formation française d’extrême-droite la plus puissante.
La tactique « d’une provoc’ deux coups »
Jusqu’à maintenant, il manquait à la rhétorique de Zemmour un thème récurrent de l’extrême-droite maurrassienne et doriotiste : l’exclusion des infirmes, comme l’on disait alors pour qualifier les personnes handicapées.
C’est aujourd’hui chose faite. Le candidat d’extrême-droite à l’élection présidentielle française a déclaré être opposé à « l’obsession de l’inclusion » qui a conduit à la scolarisation des handicapés et en appelle à leur transfert dans des établissements spécialisés (lire ici le point sur cette polémique).
Comme d’habitude, Zemmour a ensuite nuancé ses propos en accusant les médias de les avoir déformés. Tactique classique : je provoque puis j’accuse les journalistes d’avoir compris de travers. Même si mes propos ont été dûment consignés par tous et confirmé par des enregistrements son et vidéo. Ainsi, j’occupe deux fois l’espace médiatique et mes premiers propos, ceux qui importent vraiment, sont repris tous azimuts. D’une pierre deux coups.
L’obsession de l’exclusion
Cette obsession zemmourienne de l’exclusion vient de loin. A l’origine, elle reposait sur des éléments d’apparence scientifique issus d’une lecture superficielle et fautives des théories de Charles Darwin qui ont dégénéré en une sorte de « darwinisme social » aux funestes prolongements politiques.
Grosso modo, il s’agissait de sélectionner les meilleurs « produits » humains et d’écarter ceux jugés « déficients » afin de « fortifier la race ».
Cette opinion s’est cristallisée dans l’eugénisme dont un cousin de Darwin, Francis Galton, fut le premier concepteur dès 1883. Afin d’obtenir cette « sélection », les eugénistes préconisaient la stérilisation même sous contrainte, des mesures pour encadrer les mariages et le contrôle des immigrés.
L’eugénisme de gauche à droite
A la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, l’eugénisme était une opinion largement partagée à droite mais aussi à gauche. La Suède social-démocrate a voté des lois eugénistes dès 1935, lois qui ont persisté après la Seconde Guerre mondiale. Et la Suisse ne fut pas en reste, loin de là (lire ici).
Toutefois, c’est dans l’arsenal idéologique de l’extrême-droite que l’eugénisme a pris une place éminente et mortifère. En France, son héraut le plus célèbre fut le médecin et biologiste Alexis Carrel, Prix Nobel de médecine 1912. Dans son livre L’Homme, cet inconnu (publié en 1935), Carrel se montre fort explicite :
Il est nécessaire de faire un choix parmi la foule des hommes civilisés. Nous savons que la sélection naturelle n’a pas joué son rôle depuis longtemps. Que beaucoup d’individus inférieurs ont été conservés grâce aux efforts de l’hygiène et de la médecine. Que leur multiplication a été nuisible à la race.
Afin de bien enfoncer le clou, il ajoute en 1936 dans l’édition en allemand de son bouquin :
En Allemagne, le gouvernement (Hitler a pris le pouvoir en 1933 NDLR) a pris des mesures énergiques contre l’augmentation des minorités, des aliénés, des criminels. La situation idéale serait que chaque individu de cette sorte soit éliminé quand il s’est montré dangereux[2].
Le docteur Carrel a fait passer ses idées pseudo-scientifiques en politique par son adhésion au PPF de Jacques Doriot et en collaborant activement avec le régime de Pétain. Il est mort le 5 novembre 1944, avant que la justice des hommes ne s’exerce.
Se situer dans une tradition politique et idéologique
Bien entendu, Eric Zemmour ne promeut pas la stérilisation forcée, ni l’élimination des infirmes. Toutefois, par son souhait d’exclure les élèves handicapés de l’école (« sauf les gens légèrement handicapés » précise-t-il, bon prince), il se situe dans une tradition bien établie qui est source des pires dérives.
Candidat à l’élection présidentielle française, Zemmour sait bien que de tels propos sont électoralement contre-productifs. Mais ce n’est pas l’Elysée qu’il convoite cette année. Son but semble plutôt viser la création d’un parti d’extrême-droite qui, en reprenant systématiquement tous les thèmes du fascisme français des années 1930-1940, serait idéologiquement cohérent. Suivant en cela les thèses de Gramsci : c’est par la culture et les idées que l’on conquiert le pouvoir.
Zemmour contre Le Pen fille
Le manque de cohérence est l’un des reproches qu’oppose Eric Zemmour à Marine Le Pen qui, de son point de vue, a sacrifié les idées sur l’autel de l’électoralisme. Or, pour imprimer sa marque sur le destin d’une nation, il est indispensable de créer un parti qui repose sur un héritage politique garant de la solidité idéologique. Dans cette optique, il ne s’agit pas de conquérir le pouvoir pour le pouvoir mais pour imposer son programme.
D’ailleurs, la cheffe du Rassemblement National s’est empressée de critiquer vertement les propos de son concurrent sur les handicapés, ce qui lui a permis de se recentrer un peu politiquement. Toujours bon à prendre quand on bat la campagne électorale. Car, Marine Le Pen, elle, veut s’emparer, hic et nunc, de l’Elysée.
« Sous le patronage d’Alexis Carrel »
Pendant qu’elle se dédiabolise, Zemmour se rediabolise en cherchant à attirer à lui les militants les plus fascistoïdes du RN. Et à cet égard, le choix de l’exclusion des personnes handicapées est plutôt bien choisi.
En effet, du 1er au 7 août 2005, les jeunes du Front National avaient placé leur université d’été « sous le patronage d’Alexis Carrel ». Ces velléités de remettre en selle les théories de l’eugéniste en chef se situaient en évidente opposition à la politique de dédiabolisation de Marine Le Pen. C’est donc cette frange militante, active et sans scrupule humaniste du FN-RN que Zemmour cherche aujourd’hui à séduire pour pétrir son noyau dur.
Jean-Noël Cuénod
[1] Chiffres cités par une étude du syndicat français CFDT rédigée le 30 décembre 1977.
[2] L’Allemagne nazie avait pris des mesures eugénistes extrêmes dès l’arrivée au pouvoir de Hitler. Cette politique a atteint son zénith entre 1939 et août 1941 par la campagne d’extermination des adultes handicapés physiques et mentaux, appelé Aktion T4, qui a provoqué la mort de 70 000 à 80 000 personnes (Wikipédia).
Cet article est paru vendredi 21 janvier 2022 dans le « média indocile » BON POUR LA TÊTE –https://bonpourlatete.com
Il provoque un tollé après ses propos sur les enfants handicapés