L’attentat contre la Synagogue de Halle – qui a provoqué la mort de deux personnes – confirme la virulence de l’antisémitisme dans la partie orientale de l’Allemagne. Dans son «manifeste», le terroriste fait sienne l’idéologie nazie. L’Est perdrait-il le Nord ?En effet, que l’attentat se soit déroulé sur l’ancien territoire de la DDR ne doit rien au hasard. Les formations néo-nazies, souvent violentes, s’y montrent fort actives. Sous une forme d’apparence plus civilisée, la formation d’extrême-droite AfD y collectionne les succès. Lors des élections régionales du 1er septembre dernier, deux Länder de l’Est, la Saxe et le Brandebourg lui ont réservé un triomphe [1].Pourquoi cette présence si marquante de l’extrême-droite dans l’ancienne Allemagne communiste? Pour tenter de comprendre, il faut remonter aux années qui ont immédiatement suivi l’effondrement du IIIe Reich. Dès sa formation en 1949 sous la férule de l’Union Soviétique, l’Allemagne de l’Est a cultivé ce mensonge élevé au rang de mythe fondateur : parce qu’elle est sortie de la cuisse de Staline, ennemi juré de Hitler[2], la République «démocratique» allemande ne saurait être entachée du moindre soupçon de nazisme.
Faschismus et nazismus
Pour bien ripoliner ses affiches, le gouvernement est-allemand proscrivait dans sa propagande l’emploi du terme nazismus pour qualifier le nazisme, car il renvoyait au national-socialisme. Et comme la DDR se réclamait du socialisme, cette proximité lexicale faisait désordre. C’est le mot faschismus qui devait être utilisé ; par sa référence au fascisme italien, il avait aussi pour avantage d’éloigner géographiquement les thèses d’extrême-droite.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques considéraient la répression contre les nazis comme accessoire. Seule importait la révolution sociale, ainsi que l’explique Alfred Grosser ( L’Allemagne de notre temps, Fayard, 1970). Une fois les bases économiques changées, l’idéologie s’effondrerait en même temps que les anciennes structures et les nazis en seraient transformés.
A l’Est, les anciens nazis dans l’appareil
Cette vision mécaniste des théories de Marx a eu pour résultat la présence massive des ci-devant nazis au sein de l’Allemagne «socialiste ». Selon l’historien allemand Jan Froizik[3] , en 1954, 27% des membres du parti communiste au pouvoir, le SED (Parti socialiste unifié, né de la fusion forcée en zone soviétique entre le KPD et le SPD), avaient été préalablement inscrits au Parti nazi (NSDAP). Loin d’organiser une véritable chasse aux nazis, les Soviétiques avaient permis au SED de recruter les anciens hitlériens, dès 1946. En 1947, les autorités de l’Est avaient estimé qu’il fallait désormais traiter les membres du NSDAP défunt comme «citoyens égaux».
Un des partis-paravents mis en place par le SED pour afficher une vague apparence de démocratie, le NDPD (Nationaldemokratischen Partei Deutschlands), était destiné, notamment, à parquer les anciens nazis, afin de les intégrer dans le système. Si bien intégrés furent-ils d’ailleurs, que selon Froizik, 32,2% des fonctionnaires de l’Allemagne de l’Est en 1954 appartenaient encore à des organisations nazies une décennie auparavant.
Ein Führer…Ein Partei
Le passage du nazisme au stalinisme s’est donc accompli, non sans heurts, comme en témoigne l’Insurrection de juin 1953 en Allemagne de l’Est. Toutefois, les anciens nazis connaissant la langue totalitaire avec ses us et coutumes, ils maîtrisaient les codes pour passer d’un appareil à l’autre en grand nombre. Ils avaient vécu dans cet univers clos du double langage où les mots signifient aussitôt leur contraire. Sous la férule de Staline, ils étaient donc en pays de connaissance. Ein Reich, ein Volk, ein Führer criait le slogan nazi. La DDR aurait pu sans peine lui répondre en écho : Ein Vaterland, ein Volk, ein Partei[4].
En Allemagne de l’Ouest, la dénazification ne fut pas menée tambour battant, c’est le moins que l’on puisse écrire si l’on songe, entre autres, aux nombreuses complicités dont le « boucher de Lyon » Klaus Barbie a bénéficié. L’historien de la Shoah Georges Bensoussan qualifie même cette dénazification de «farce». A l’Ouest aussi, les anciens cadres nazis ont été utilisés par la CIA, les services de renseignements des autres pays occidentaux, sans oublier la nouvelle République fédérale allemande où nombre d’officiers supérieurs et généraux ex-nazis ont été installés à la tête de la toute jeune Bundeswehr. Il faut dire qu’à la création de cette armée en 1955, il était difficile de trouver des généraux vierges de tout nazisme !
La vraie différence entre l’Est et l’Ouest
Par conséquent, en matière de dénazification officielle, l’Ouest n’a guère de leçon à donner à l’Est. Et réciproquement. La différence entre les deux camps de la Guerre Froide ne se situe donc pas sur ce plan.
C’est la société ouest-allemande elle-même qui s’est, en quelque sorte, auto-dénazifiée, bien plus que par la volonté des autorités occupantes ou du gouvernement fédéral. La prise de conscience de la responsabilité allemande dans les crimes nazis s’est exprimée surtout par la culture, la littérature et le cinéma mais aussi, dans une certaine mesure, au sein des médias.
Ce processus a commencé dans les années 1960, lorsque le « miracle économique allemand » avait terminé la reconstruction de l’Allemagne dans sa partie occidentale, puis s’est développé dans les années 1970, avec l’apparition à l’âge adulte des « baby-boomers » qui n’avaient pas subi le lavage de cerveau des propagandes totalitaires.
Une chance dont leurs contemporains de l’Est n’avaient pas pu bénéficier.
Nous sommes là au cœur de cette différence de vision entre les deux parties de l’Allemagne. Alors que le mea-culpa collectif se propageait à l’Ouest, le gouvernement communiste le proscrivait : « Les nazis, voyez-vous, vivent tous à l’Ouest chez les «fascistes» de la République fédérale allemande! Du seul fait que nous appartenons au camp socialiste, nous ne saurions être comptable du passé nazi».
Après la joie les déconvenues
C’est dans cet état d’esprit, cette absence de remord collectif, que la DDR s’est effondrée laissant place à la réunification hâtivement conclue par le chancelier Helmut Kohl, le 3 octobre 1990. Après la joie d’être libéré du joug soviétique, les Allemands de l’Est ont accumulé les déconvenues : fermetures d’usines, chômage plus élevé et salaires plus bas qu’à l’Ouest, perte d’avantages sociaux, crise d’identité. Tous ces facteurs, ajoutés à l’absence de frein idéologique antitotalitaire, expliquent, au moins en partie, le retour du vieux fond antisémite et la propagation des idées d’extrême-droite voire néo-nazies dans la partie orientale de l’Allemagne.
Il est intéressant de noter qu’en Autriche également, pays pourtant plus prospère, cette idéologie ne cesse de progresser. Or, ce pays aussi, avait fait l’économie de son mea-culpa collectif et n’a toujours pas purgé son passé nazi, au moins aussi « brun » qu’en Allemagne. Même déni. Même effet.
Jean-Noël Cuénod
[1] Saxe : 27,5 % des voix, soit une progression de 17,7 points ; Brandebourg : 23,5 %, soit une progression de 11,3 points. A ce propos, on peut lire ce lien : https://www.liberation.fr/planete/2019/09/01/elections-en-ex-rda-l-afd-consolide-son-pouvoir_1748613
[2] A la Libération, on avait vite oublié le pacte de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne nazie du 23 août 1939 !
[3] Auteur notamment de « Sowjetische Interessenpolitik in Deutschland 1944 – 54. Dokumente ». Oldenbourg Verlag, München; (Politique des intérêts politiques de l’Union soviétique en Allemagne. 54e document)
[4] Successivement, « un empire, un peuple, un chef » ; « une patrie, un peuple, un parti ». Dans son hymne national Auferstanden aus Ruinen (ressuscitée des ruines), la DDR célébrait entre autres Deutschland, einig Vaterland(Allemagne, Patrie unie) pour bien souligner le caractère « patriotique » de l’Allemagne de l’Est, aspect qui sera omniprésent dans les compétitions sportives.
Documenté, argumenté, pédagogique, ton article, cher Jean-Noël est tout à fait édifiant ! Je me souviens de mon trouble (vite recouvert par mille explications idéologiques), lors de mon premier séjours à Berlin-Est, en 1962, soit quelques mois après la construction du mur…
Marc