Au commencement était le verbe de James Joyce. Et son verbe s’est fait chair en la personne de Chloé Chevalier qui incarne Molly. D’une telle performance théâtrale, on n’en revient pas, ce qui signifie que l’on ne cesse d’y revenir. A vivre aux Déchargeurs, scène parisienne qui mérite bien son nom, car Molly y déverse espoirs trahis, frustrations inavouées, rages anciennes, sottises masculines.C’est le dernier chapitre du roman de James Joyce Ulysse qui est ainsi mis en scène par Pascal Papini. Pour retranscrire ce torrent de pensées intérieures où tout se carambole, l’écrivain irlandais avait divisé son texte de 25 000 mots en huit phrases, sans autre ponctuation. Tout l’art de Chloé Chevalier consiste à créer sa propre ponctuation afin de rendre le texte audible tout en respectant l’impression torrentueuse voulue par l’écrivain irlandais. Elle y réussit de façon impressionnante.
En scène, Molly-Chloé Chevalier, seule. Enfin, presque. On ne saurait faire fi d’un figurant intelligent, le lit. Un amas de draps, de traversin, d’oreillers symbolise Leopold Bloom, le mari dans le roman de Joyce. Molly se glisse dans la couche sinistrement conjugale. Elle vient de quitter son amant Blazes Boylan. Car si James Joyce a intitulé son chapitrePénélope, Molly n’a pas, comme le chante Barbara, «la fidélité des femmes de marins».
Il est 2h. du matin. Le sommeil ne vient pas. La nuit blanche de Molly est traversée par de sombres pensées que sécrète sa situation de femme coincée dans la souricière où la société l’a conduite. Dans l’Irlande du Sud de James Joyce le divorce n’existe même pas à l’état de projet lointain, puisqu’il ne sera introduit dans ce pays qu’en 1995. Or, la scène se déroule en 1904 et a été écrite en 1921.
Le barrage craque. Un flux de pensées s’en échappe. Un autre flux, sanguin, accable Molly, comme si la nature faisait alliance avec l’Eglise, l’Etat, la gent masculine pour l’empêcher d’être elle-même.
Enfin, par un effet de mise en scène que Le Plouc se refuse à divulgâcher, le mari s’estompe au moment où Molly trouve enfin le sommeil. Le masculin peuple son insomnie mais déserte ses rêves…
Comment un homme peut-il, à ce point, mettre au jour les pensées les plus nocturnes de la femme ? Faire ressentir avec autant d’acuité, son désir, ses colères, ses désespoirs ? Comment un écrivain peut-il, à ce point, transcender les époques ?
Car ce texte se situe de façon radicale hors de toutes les limites temporelles. Il peut aussi bien convenir à l’Antiquité qu’à notre siècle. La grâce du génie de Joyce, diront certains. Si l’on se réfère à l’étymologie de ce mot, Genius en latin, signifie « démon favorable ». Le maître de la psychologie des profondeurs, Carl-Gustav Jung – qui avait soigné la fille de James Joyce, Lucia, au Sanatorium de Küsnacht (dans le canton suisse de Zurich où l’écrivain est enterré) – évoquera une figure autrement plus troublante: James Joyce connaît l’âme féminine comme s’il était la grand-mère du diable.
Jean-Noël Cuénod
VIDEO POUR DONNER UNE PETITE IDÉE
PRATIQUO-PRATIQUE
Molly se joue jusqu’au 19 octobre aux « Déchargeurs » (Salle Vicky Messica), 3 rue des Déchargeurs, Paris 1erarrondissement, du mardi au samedi à 19h. Téléphone : 01 42 36 00 50 ; www. lesdechargeurs.fr
QUI FAIT QUOI ?
Traduction : Tiphaine Samoyault (Editions Gallimard) ;
Adaptation : Pascal Papini et Chloé Chevalier :
Mise en scène : Pascal Papini ;
Jeu : Chloé Chevalier ;
Scénographie et création lumière : Erick Priano ;
Création sonore : François Sallé ;
Costumes : Isabel Fortin et Chloé Chevalier ;
Régie plateau : Alexis Campos ;
Photos : Sébastien Marchal.