La vague des extrêmes qui submerge notre époque emporte tout sur son passage: la décence, le débat, la science, l’information. Aux Etats-Unis, en Israël, en Turquie aujourd’hui et demain, ailleurs, ses flots brunâtres menacent la démocratie. Une digue la protège encore: le juge. Mais elle paraît bien fragile.
Cette fragilité dépend évidemment de la solidité des institutions démocratiques de chaque nation. En Turquie, elles ont été tellement mises à mal par l’aspirant dictateur Recep Tayyip Erdogan que la justice se soumet désormais à un pouvoir politique en voie d’autocratie.
L’Ottoman comme il respire
Ainsi, l’Ottoman comme il respire s’est-il débarrassé de son principal rival, Ekrem Imamoglu, en le faisant embastiller sous un prétexte cousu de fil vert-islamiste: une affaire de corruption. Procédé aussi vieux que le pouvoir: qui veut noyer son opposant l’accuse de corruption.
A cette incrimination, s’ajoutait celle de terrorisme dans les réquisitions du Parquet turc. Le juge saisi par la demande d’incarcération provisoire l’a effacée, estimant peut-être qu’il était de mauvais goût d’alourdir encore plus la pièce de théâtre. Vaine tentative: les citoyens turcs sont en train de huer le metteur en scène.
Dans les principales villes de ce pays, des centaines de milliers de manifestants protestent chaque jour depuis une semaine contre l’incarcération d’Ekrem Imamoglu et l’instrumentalisation de la justice par Erdogan.
Et cela, malgré la répression policière: 1400 manifestants – et sans doute plus – ont été arrêtés et sept journalistes ont subi le même sort (trois viennent d’être relâchés).
En Turquie, la digue judiciaire a été rompue. Résultat: les élections libres y sont plus que jamais en état de péril mortel.
Aux Etats-Unis et en Israël, la séparation des pouvoirs est autrement plus solide. Il n’empêche que même dans ces deux pays, la digue subit des assauts rageurs.
Donald Trump recordman absolu des injunctions
Un juge fédéral appartenant à l’une des nonante-quatre Cours de district (United States District Courts) peut bloquer un décret signé par le président des Etats-Unis en prenant une ordonnance de suspension (injunction).
Selon le New York Post, depuis son installation à la Maison Blanche il y a deux mois, Donald Trump a pulvérisé le record d’injunctions, à savoir quinze, soit plus que les injonctions prises contre ses prédécesseurs Bush junior, Obama et Biden durant les quatre années de leur mandat! (1) Et encore, le nombre d’injunctions contre Trump ne cesse de croître.
Il existe encore d’autres possibilités de bloquer les décrets présidentiels – offertes notamment par les Etats – ou de les contester en justice. Un site de la fac de droit à l’Université de New-York estime à soixante-quatre le nombre de poursuites contre l’administration Trump depuis son installation à la Maison-Blanche.
Et la Cour Suprême? Elle est nantie de nombreux pouvoirs pour freiner les ardeurs présidentielles. Cela dit, six de ses neufs juges appartiennent au Parti républicain soumis à Trump. Trois d’entre eux ont même été nommés directement par l’Agent Orange.
Cela ne signifie pas pour autant que la Cour Suprême ne rendra, au lieu d’arrêts, que des services à la Maison Blanche. Les membres de la Cour Suprême sont nommés à vie. Ils ne craignent donc pas d’être évincés et peuvent faire du droit, si du moins ils sont capables de s’abstraire de leurs préjugés politiques.
Trump II pire que Trump I
Cela dit, l’Agent Orange ne manque pas de missiles pour mettre à bas le rempart des juges. Que faire si le président étatsunien s’assied sur les ordonnances des tribunaux?
Lors de son premier mandat, il avait respecté les décisions de justice et même accepté de revoir ses copies. Mais Trump II n’a désormais plus de limite. Mal élu et mal entouré, Trump I n’avait pas en main toutes les cartes pour s’opposer aux juges. Aujourd’hui, le voilà réélu confortablement et un peu moins mal entouré (2). Dès lors, il peut débrider sa volonté de puissance sans restriction mentale. Et voilà Trump et son administration qui menacent de plus en plus souvent de ne pas appliquer les décisions de justice!
C’est la grande fragilité du rempart formés par les juges aux Etats-Unis.
Première marque de mépris vis-à-vis de la justice: le 17 mars, la Maison-Blanche a expédié au Salvador 238 Vénézuéliens suspectés d’appartenir au gang « Tren de Aragua », alors qu’un juge avait bloqué cette expulsion.
L’impeachment, une procédure longue et aléatoire
Que risque le président à ne pas appliquer la décision d’un juge? Sans doute une amende. La paiera-t-il? Et quel est l’organisme chargé d’appliquer les jugements? Les US Marshals. De qui dépendent-ils? Du Département de la justice donc, in fine, de Donald Trump!
Les retombées d’un bras-de-fer entre les juges et le président seront avant tout politiques. Si ses refus d’obtempérer ne soulèvent guère d’émotion, le pays passera à autre chose. En revanche, si par leur multiplicité et leur gravité, ils soulèvent une vague d’indignation y compris au sein de son Parti républicain – qui, actuellement, lui mange dans la main – alors l’Agent Orange se trouvera en très fâcheuse posture.
Risquerait-il une procédure de destitution (impeachment)? Elle peut être engagée si le président a commis des crimes ou délits majeurs (high crimes and Misdemeanor) selon la Constitution, formule vague et floue dont l’interprétation dépendra surtout du rapport de force politique.
La procédure d’impeachment se révèle fort longue –mise en accusation par la Chambre des Représentants et procès devant le Sénat – mais elle peut aussi pousser à la démission le président accusé, à l’instar de Richard Nixon en 1974. Cela dit, Trump I avait échappé à deux reprises à une condamnation à l’issue de cette procédure. Qui reste fort aléatoire.
La guérilla de Nétanyahou contre ses juges
Actuellement en procès pour corruption devant un tribunal de Tel-Aviv, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou multiplie les contre-attaques contre la justice.
En janvier dernier, il avait voulu réformer le système judiciaire pour le soumettre à sa botte. Mais Israël est l’un des Etats de la planète où la séparation des pouvoirs est la plus respectée. Sa Cour Suprême a donc enterré cette réforme.
Le 27 mars, Nétanyahou a passé à la contre-offensive en faisant adopter par la Knesset une disposition modifiant la procédure de nomination des juges. Mais l’opposition a saisi la Cour Suprême pour annuler cette mesure.
La guerilla entre le premier ministre et les juges se situe sur d’autres champs de bataille. Nétanyahou et son gouvernement a limogé le chef du Shin Bet (service du renseignement intérieur) Ronen Bar qui avait eu la malencontreuse idée d’enquêter sur le financement par le Qatar de personnalités proches du premier ministre.
Toutefois, ce licenciement a été suspendu par la Cour Suprême et la procureure générale d’Israël, Gali Baharav-Miara, avait rappelé au premier ministre le cadre légal du licenciement d’une haute personnalité occupant un poste aussi sensible.
Nétanyahou a fort mal pris ce rappel à l’ordre en réclamant la démission de la procureure générale…La suite au prochain numéro!
La rue se mobilise
La justice israélienne est fortement soutenue par les milliers de citoyens qui manifestent chaque jour pour la soutenir et s’opposer à la fuite en avant de Nétanyahou dans la guerre, seul moyen pour lui de se maintenir au pouvoir.
Mobilisant la rue pour le défendre – en Turquie, en Israël et peut-être demain aux Etats-Unis –, les peuples démontrent leur attachement à cet ultime rempart que constitue le juge, face à l’arbitraire gouvernemental.
Mais en disant « les peuples » de qui parle-t-on? Ceux qui manifestent représentent-ils toujours la majorité des citoyens? Dans des sociétés éclatées en mille morceaux par les algorithmes des réseaux sociaux, il serait très aventureux d’apporter une réponse.
Chef de gouvernement ou capo mafia?
En outre, en Turquie, aux Etats-Unis, en Israël, les chefs d’Etat ou de gouvernement présentent la même tendance à l’irrespect de la chose jugée. Ce vice, les dirigeants politiques le partagent avec les mafieux de haut vol dont ils adoptent d’ailleurs de plus en plus le même comportement brutal et arrogant.
Si les peuples – c’est-à-dire l’expression publique du rassemblement le plus large possible des citoyens – ne parviennent pas à s’unir, alors on ne verra plus la différence entre un chef de gouvernement et un capo mafia.
Le poisson pourrit toujours par la tête.
Jean-Noël Cuénod
1 Bush junior: six « injunctions » en quatre ans; Obama: douze en quatre ans; Biden: quatorze en quatre ans.
2 Cela dit, l’affaire des plans de bataille contre les Houthis au Yémen qui ont atterri sur le portable du rédacteur en chef du journal « The Atlantic » prouve qu’il y a encore une sacrée bande de charlots à la Maison-Blanche!
Cher Monsieur
Merci pour cet éclairage très intéressant. Les développements de l’actualité aux USA, mais pas seulement, nous montrent que cette fragilité est croissante. Je m’interroge souvent sur ce que la population américaine pense de cette situation globale hors des informations provenant des médias main stream. La réaction de la population américaine a toujours été lente à éclore par le passé, qu’en sera-t-il cette fois ? Se lassera-t-elle de cette gestion erratique ?
En tous les cas merci une fois encore pour votre texte.
Luc Amiguet