Il faudrait être fou ou sociopathe pour ne pas être pacifiste. Et pourtant…
Les guerres sont toujours sales et jamais propres; jamais saintes et toujours maudites. L’humain est-il né pour subir la douleur, la soumission, la mort?
Et pourtant… face à la guerre, les pacifistes rendent le plus souvent ces armes qu’ils se refusent à posséder. C’est leur malédiction.
La guerre, elle ne nous a jamais vraiment quittés, même dans l’Europe repue. En 1945, après le pire cataclysme de l’histoire de l’humanité, elle a vite repris du service durant la Guerre Froide et les conflits coloniaux.
Aujourd’hui, elle se révèle plus que jamais d’actualité. Le Muffle se pointe sur trois fronts, au moins:
– La prédation poutinienne sur l’Ukraine et ses menaces sur les pays Baltes membres de l’Otan et de l’Union européenne (à lire cette interview du premier ministre estonien libéral Kristen Michal ). Les Européens savent désormais que le parapluie miliaire étatsunien s’est replié et qu’ils ne sauraient compter sur Trump qui, de toute façon, leur veut du mal.
– La guerre de destructions systématiques à Gaza par le gouvernement Nétanyahou avec, en plus, l’annexion de la Cisjordanie qui se profile et le Hamas qui prolonge le martyr des Gazaouis en ne libérant pas ses otages israéliens. Pour l’instant les pétromonarchies arabes ne bronchent pas. Mais pourront-elles persister dans cette abstention?
– Le grand conflit majeur qui menace entre les deux superpuissances, la Chine et les Etats-Unis.
Le dilemme des pacifistes
Ces bruits de bottes retentissent de plus en plus fort et couvrent la voix – ou plutôt le filet de voix – des pacifistes. Les voilà confrontés à ce douloureux dilemme: refuser la logique de guerre en rejetant tout armement ou s’y plier pour éviter la destruction de sa liberté?
Comment les pacifistes ont-ils réagi jadis et naguère? Avant la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier – en France, en Allemagne et partout – se montrait profondément et massivement pacifiste: S’ils persistent ces cannibales / A faire de nous des héros / Ils sauront bientôt que nos balles / Sont pour nos propres généraux (cinquième couplet de l’Internationale).
Faire taire Jaurès pour tuer la paix
En 1914, une voix puissante couvrait de son pacifisme, les discours belliqueux qui éructaient des deux côtés du Rhin, celle du socialiste français Jean Jaurès.
Il fallait la faire taire, cette voix. Ce fut chose faite le 31 juillet par l’assassinat du fondateur de l’Humanité. Le 3 août, la Première guerre mondiale commençait. Quant à l’assassin de Jaurès, le bien nommé Raoul Villain, il fut acquitté en 1919 bien qu’aucun doute n’ombrageât sa culpabilité. Un acquittement pour service rendu, sans doute.
Mais où se trouvaient donc les masses pacifistes en France et en Allemagne? Sous leurs drapeaux respectifs! Et la plupart des dirigeants socialistes français ont participé à l’ « Union sacrée » durant la ce premier conflit mondial.
De l’antimilitarisme au soutien actif à l’armée
L’autre figure majeure du socialisme français, le marxiste Jules Guesde, pourtant ardent pacifiste, soutint l’effort de guerre et fut nommé ministre d’Etat du gouvernement d’union nationale. Autre responsable de haut rang de la SFIO(1), l’antimilitariste Marcel Sembat, devint ministre des travaux publics durant ce cabinet de guerre.
Et en Allemagne? Même scénario. Alors que le SPD avait organisé une vaste manif pacifiste en juillet 1914, le 4 août, le groupe parlementaire social-démocrate vota les crédits militaires à l’unanimité. Les députés du SPD se rallièrent à l’armée de Guillaume II, non pas contre la France, mais par peur de la Russie tsariste.
En France comme en Allemagne, les socialistes ont expliqué que la « guerre leur avait été imposée » par l’autre camp et qu’ils étaient contraints de tout faire pour défendre l’indépendance de leur pays respectifs.
Une voix dans le désert, Romain Rolland
Entre 1914 et 1918, les pacifistes se sont sentis très isolés. Les groupes minoritaires de socialistes venant des pays d’Europe ont tenté de s’organiser en septembre 1915, lors de la conférence de Zimmerwald en Suisse. Mais elle n’a rien pu entreprendre de sérieux contre la logique de guerre.
C’est toujours en Suisse, restée à l’écart du conflit, que le pacifisme trouva son principal héraut, en la personne de l’écrivain, alors célébrissime, Romain Rolland. Bloqué à Genève par l’annonce de la guerre, il avait écrit un manifeste pacifiste intitulé Au-dessus de la mêlée, paru dans le Journal de Genève les 22 et 23 septembre 1914.
Ce quotidien libéral était très lu dans toutes les chancelleries de la planète. Aussi ce manifeste avait-il bénéficié d’une audience considérable malgré les circonstances. En 1915, Romain Rolland sera couronné par le Nobel de littérature.
Après 1918, le pacifisme ressuscita d’autant plus fort que l’horrible boucherie devait être la « der des ders ». La gauche reprit ses bonnes habitudes d’avant 1914 et nombre d’écrivains militèrent pour le pacifisme intégral comme Jean Giono et André Gide.
L’arrivée au pouvoir d’Hitler sema le désarroi et le pacte entre les nazis et les staliniens suscita la confusion.
L’épreuve de la Seconde Guerre mondiale
L’avènement de la Seconde Guerre mondiale provoquera dans les rangs pacifistes des positions aussi diverses que contradictoires.
Jean Giono refuse de s’engager contre l’occupant et publie ses ouvrages en acceptant qu’ils soient censurés par Vichy et l’occupant. Des publications collaborationnistes comme La Gerbe, voire le magazine de propagande allemande Signal, lui causeront du tort en se montrant fort aimable à son égard, sans que lui-même ait collaboré de façon active. Aussi, à la Libération, l’écrivain sera-t-il interdit de publication jusqu’en 1947.
Romain Rolland abandonne le pacifisme intégral dès le début du deuxième conflit face au péril nazi. Dans une lettre ouverte adressée au chef du gouvernement français Edouard Daladier parue dans Le Temps (l’ancêtre du journal Le Monde) le 19 septembre 1939, il soutient l’effort de guerre contre l’Allemagne hitlérienne (lire la capture d’écran). Le « vieux combattant de la paix » a même des accents guerriers en évoquant la bataille de Valmy, première victoire militaire de la Révolution française.
Les résistants non-violents et les autres
Des militants pacifistes, notamment dans les milieux protestants, entreront dans la Résistance mais en demeurant non-violents à l’instar du pasteur André Trocmé et son épouse Magda qui ont participé au sauvetage de milliers de juifs dans leur communauté au Chambon-sur-Lignon. Théodore Monod, scientifique et humaniste protestant, agira de la même façon.
D’autres pacifistes se départiront de leur non-violence, soit juste avant la guerre, soit en
entrant dans la Résistance, comme le philosophe Jean Cavaillès, fusillé le 4 avril 1944, Henri Frenay, fondateur du mouvement Combat, Pierre Brossolette, qui s’est suicidé en 1944 pour ne pas parler sous la torture, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, fondateur du mouvement armé Libération.
Pacifistes et collabos: l’exemple de Marcel Déat
Certaines figures pacifistes de l’entre-deux-guerres choisiront, eux, de collaborer avec l’occupant nazi. Le cas le plus emblématique: Marcel Déat. Cet élu socialiste, militant antiraciste et pacifiste intégral, est radié de la SFIO en 1933 et se rapproche progressivement des idées d’un autre ex-socialiste, Mussolini, fondateur du fascisme et dictateur de l’Italie de l’entre-deux-guerres.
Le 4 mai 1939, il signe un éditorial resté célèbre Faut-il mourir pour Dantzig? qui s’oppose à une implication militaire de la France.
Après la défaite de juin 1940, Déat entre dans la collaboration active et fonde le Rassemblement national-populaire (un nom qui aujourd’hui sonne bizarrement) qui se veut le fer de lance du nazisme à la française.
Proche de Laval, alors premier ministre de Pétain, il sera son ministre du Travail en mars 1944. A la Libération, Marcel Déat parvient à fuir en Allemagne, puis en Italie où il mourra à Turin en 1955. Bien que condamné à mort par contumace, l’ancien chef du RNP ne sera jamais arrêté.
Munich 1938
On ne saurait oublier l’épisode des accords de Munich en 1938 lorsque le Britannique Neville Chamberlain et le Français Edouard Daladier ont permis à Hitler d’annexer sans coup férir une partie de la Tchécoslovaquie peuplée de germanophones (les Sudètes).
Salué par nombre de pacifistes, cet accord n’a fait qu’encourager Hitler dans son féroce appétit guerrier. « Vous avez voulu sacrifier l’honneur pour éviter la guerre. Vous aurez et le déshonneur et la guerre ». La formule a été attribuée à tort, semble-t-il, à Churchill. Elle n’en garde pas moins un vif accent de vérité.
La fragilité du mouvement pacifiste
Que retenir de ces faits anciens? Tout d’abord, que le pacifisme peut bien gonfler ses effectifs, dès que nous entrons dans la réalité des conflits, ce mouvement vole en éclats.
Il faut dire qu’il n’y a pas une seule façon de militer pour le pacifisme. Les motivations de ses adeptes sont diverses et parfois contradictoires. Les non-violents – qui le restent quelles que soient les circonstances – côtoient les pacifistes partisans de la lutte armée en cas de nécessité vitale.
Sans oublier que certains fascistes des années 1930 se sont plaqués le masque du pacifisme pour mieux avancer leurs pions idéologiques, tel Marcel Déat en 1939.
Et aujourd’hui? Le pacifisme et la non-violence se révèlent inopérantes dans un monde entièrement dominés par la violence des rapports de force. Les usines de matériel militaire tournent à plein régime, les Etats-majors réclament encore plus de crédits. Comment les leur refuser alors que les menaces se succèdent?
La malédiction des pacifistes n’a pas fini de ronger nos âmes.
1 Section française de l’Internationale Ouvrière, nom que le Parti socialiste a porté de 1905 à 1969
Jean-Noël Cuénod