Je vous parle d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître. Mais dont ils feraient bien d’en méditer les leçons.
- Cette année-là, une avalanche d’événements déferle du vénérable poste de radio pour s’étaler sur la table familiale. Le petit garçon de 7 ans et demi que j’étais, saisit, sans les comprendre, les discussions qui s’engagent entre adultes. La France, déjà empêtrée en Algérie, se lance avec la Grande-Bretagne et Israël dans une guerre contre l’Egypte sur le canal de Suez. Les monarchies pétrolières menacent de fermer le robinet à essence. Mais ce n’est pas cette perspective qui trouble les parents. Après tout, qui a une voiture dans le quartier ? En tout cas, chez nous, les moyens de locomotion se limitent au vélo et au tram 12.
Non, l’inquiétude parentale prend naissance de l’autre côté du Rideau de fer. Staline est mort depuis trois ans et enterré par le rapport Khrouchtchev depuis février. Mais il bouge encore. Et rudement. En Pologne, mais surtout en Hongrie des soulèvements éclatent contre l’ogre soviétique. La radio suisse romande décrit les combats qui se déroulent à Budapest avec force détails. Le 10 novembre, tout est fini. L’insurrection hongroise est écrasée.
En quelques jours, 200 000 réfugiés déferlent sur l’Ouest de l’Europe. A elle seule, la petite Suisse – le recensement fédéral de 1950 dénombre 4 714 992 habitants – en accueille 12 000 (Photo d’époque prise en Suisse à Buchs dans un centre d’accueil). Dans l’urgence, tout est mobilisé pour recevoir ces familles qui n’ont eu le temps que d’emporter le triste nécessaire, dans le meilleur des cas. Pas de Blocher, pas de Freysinger pour geindre que la barque est pleine. Pourtant, la Suisse de cette époque travaille dur pour des salaires modestes. La prospérité, ce sera pour le début des années 60.
Dans les conversations d’adulte, une formule revient souvent : « Et dire que l’hiver commence ! » L’Europe avait traversé en février 1956 une vague de froid sans précédent. Genève a grelotté à – 21 degrés ; sa Rade était gelée. Souvenir de cygnes battant de l’aile, les pattes prises dans les glaces.
Alors, comment aider ces réfugiés, qui viennent du froid politique, à affronter le froid météorologique ? Dans mon école, les instituteurs et les parents se mobilisent pour récolter des manteaux d’enfants, des pulls, des écharpes, des cagoules, des grosses chaussettes hâtivement tricotées. Autre souvenir, celui des grandes tables disposées dans un coin de la classe et jonchées de vêtements d’hiver prêts à partir pour la Croix-Rouge. Cinq ans après, Servette remportera le championnat de Suisse de foot en alignant trois ex-réfugiés hongrois : Pazmandy, Mackay et Nemeth.
Trop facile, la comparaison entre les Hongrois qui se faufilaient entre les lames du Rideau de Fer pour échapper à la terreur soviétique et ceux d’aujourd’hui qui rejettent, armes au poing, les Syriens qui fuient la terreur islamiste. Trop facile, car nous aussi, en Suisse, en France, nous avons bien changé.
Jean-Noël Cuénod
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