21 décembre 1949 place Rouge. Jamais homme sur terre n’a reçu autant de cadeaux pour son 70e anniversaire que Iossif Vissarionovitch Staline. Des présents en masse pour remercier le passé et saluer le futur. Le tsar rouge culmine alors au faîte de son empire. Sept décennies plus tard, le petit-fils de son cuisinier[1] reprend l’œuvre au rouge que le temps avait écorné. En Ukraine. Et ailleurs.
Vainqueur de Hitler, le Petit Père des Peuples règne de l’Allemagne, dont il contrôle la partie orientale, jusqu’au Pacifique. Trois mois auparavant, le pays le plus peuplé de la planète est tombé dans l’escarcelle de l’empire communiste : la Chine de Mao Tsé-toung qui a bouté hors du pouvoir le général-président Tchan Kaï-chek. Jamais empereur russe ne fut à pareille fête, à savoir contrôler quasiment la moitié de la planète, soit directement avec l’URSS, soit par le truchement d’affidés qui lui devaient obéissance absolue à la tête de « Républiques populaires » serviles.
Après la mort de Staline, l’empire rouge a commencé à se déliter avec les insurrections de Berlin-Est de juin 1953 et de Budapest d’octobre-novembre 1956, toutes deux réprimées dans le sang, puis la dénonciation des crimes du Bienfaiteur par Khrouchtchev lors du XXe Congrès du Parti communiste de l’URSS (février 1956).
Feu d’artifice spatial et le début de la fin
Au début des années 1960, la Chine rouge s’émancipe du Grand Frère et montre une hostilité croissante vis-à-vis des « révisionnistes » de Moscou. Le prétexte idéologique porte sur Staline, Mao et le PC Chinois rejetant les accusations de Khrouchtchev contre le « grand Coryphée de la science ». En fait, Pékin cherche avant tout commencer son long chemin qui l’amènera à s’ériger au rang de puissance. Elle en a la taille et l’ambition, à défaut d’autres richesses plus sonnantes et trébuchantes.
Après ses triomphes sur le plan spatial – Spoutnik (1957) et premier vol spatial humain avec Youri Gagarine (1961) – l’URSS entame son déclin, tout d’abord en pente douce, puis raide jusqu’à son effondrement le 26 décembre 1991.
L’URSS éclate façon puzzle
Non seulement les « républiques populaires » sont remplacées par des Etats indépendants – qui, souvent, vont adhérer à l’Union européenne voire à l’OTAN – mais encore, l’Union Soviétique elle-même vole en éclats : indépendance de la Biélorussie, de l’Ukraine, de la Moldavie, de l’Estonie, la Lituanie, la Lettonie, l’Arménie, la Géorgie de Staline, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, le Tadjikistan.
Réduit à la seule Fédération de Russie, l’Etat dirigé par Moscou ressemble alors à un bloc esseulé au milieu d’un puzzle éclaté en mille morceaux. Certes, la Russie demeure le plus vaste pays de la planète. Toutefois, cette perte de puissance est vécue comme une humiliation par nombre de Russes. Dont le petit-fils du cuisinier de Staline, alors lieutenant-colonel du KGB.
Après avoir succédé au vodkacrate Eltsine – qui avait laissé la Fédération dans un état lamentable à tous points de vue – le nouveau président Vladimir Poutine commence à mettre au pas les oligarques, qui avaient prospéré en prédateurs, en leur imposant ce contrat : je vous laisse prédater mais à la condition que vous me souteniez sans réserve. Ceux qui regimbent comme Mikhaïl Khodorkovski sont expédiés en Sibérie.
La reconstruction peut commencer
L’entreprise de reconstruction peut commencer. Faire l’unité au sein de la Fédération, telle est la première tâche que Poutine accomplit. Il met fin de façon musclée à la guerre en Tchétchénie et impose à la tête de cette République de la Fédération de Russie, Ramzan Kadyrov (premier ministre en 2005 puis président en 2007). Avec sa poigne d’acier, Kadyrov fait régner en Tchétchénie un islam à la fois rigoureux et krémlinocompatible. Il se présente, en effet, comme un « fidèle fantassin » de Vladimir Poutine. Ce foyer de terrorisme islamiste étant éteint, Poutine a les coudées plus franches pour aller se faire voir ailleurs, dans cet « étranger proche » qu’il rêve de recontrôler comme aux époques tsaristes et soviétiques.
Quatorze ans avant l’Ukraine, la Géorgie
Dans la nuit 7 au 8 août 2008, Poutine applique en Géorgie exactement le même scénario qui resservira quatorze ans plus tard en Ukraine. Les chars russes pénètrent en Ossétie du Sud région autonome de la Géorgie où le sentiment d’appartenance à la Russie reste vivace comme dans une autre région géorgienne, l’Abkhazie. Poutine reconnaît l’indépendance de ces deux régions et y installe des bases militaires. Et voilà la Géorgie amputée de fait et considérablement affaiblie.
En novembre 2020, l’autocrate de Moscou impose sa paix à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabakh convoité par les deux républiques ex-soviétiques. Au détriment surtout de l’Arménie qui est désormais priée de ne plus la ramener. Mais l’Azerbaïdjan est lui aussi fermement invité à s’aligner sur Moscou.
La pacification au Kazakhstan
Plus récemment, en janvier dernier, Vladimir Poutine intervient dans une autre république ex-soviétique devenue indépendante, du moins « sur le papier », le Kazakhstan. Successeur du puissant potentat local Noursoultan Nazarbaïev, le président Kazakh Kassym-Jomart Tokaïev est dangereusement fragilisé par une révolte populaire contre la hausse du prix des carburants. Aussitôt, Poutine envoie ses troupes[2] pour mâter, avec succès, les insurgés.
Il reste deux gros morceaux de l’ancienne URSS, la Biélorussie et l’Ukraine. Pour la première, l’autocrate Alexandre Loukatchenko impose un régime proche de ce qu’ont vécu les Biélorusses à l’époque soviétique en ravalant ses velléités d’indépendance. Très contesté dans son pays, Loukatchenko ne peut compter que sur le soutien de Poutine pour se maintenir au pouvoir. Voilà donc le sort de la Biélorussie réglé.
Après l’Ukraine, à qui le tour ? La Moldavie ?
C’est alors qu’intervient l’agression russe de l’Ukraine qui a pour objet proclamé de se débarrasser du président Zelenski, authentique démocrate, partisan de l’entrée de son pays dans l’OTAN et l’Union européenne. Ce morceau du puzzle ex-soviétique refusant de reprendre sa place dans l’ensemble moscoutaire, il doit donc être soumis par la force armée.
Alors maintenant à qui le tour ? A la Moldavie, autre république ex-soviétique dont une partie, la Transnistrie est déjà sous contrôle russe ? Sa présidente, Maïa Sandu, présente aux yeux de l’autocrate moscoutaire d’horribles défauts : être démocrate, roumanophone, pro-européenne et avoir initié un programme contre la corruption. Pis : elle a eu l’audace de battre son prédécesseur pro-russe et russophone Igor Dodon.
Une fois l’Ukraine avalée, Poutine se payera peut-être une mignardise au café sous forme de Moldavie (2,7 millions d’habitants). Sauf s’il juge qu’une telle opération n’est pas nécessaire pour asseoir son influence. Et sauf si la résistance du peuple ukrainien persiste – ce qui est le cas actuellement – et se développe.
La Chine en protectrice encombrante
Si l’Ukraine retombe dans le giron moscovite, le petit-fils du cuisinier de Staline aura reconstitué une grande partie du puzzle impérial. Toutefois, il lui manquera une pièce maîtresse que possédait Staline au moment de son septantième anniversaire : la Chine.
C’est que depuis la fin des années 1940, Pékin est devenu méconnaissable. Ce n’est plus le pays exsangue que Staline et Khrouchtchev méprisaient. La République populaire de Xi Jinping occupe le deuxième rang des puissances économiques, en rivalité avec les Etats-Unis, et le troisième en matière d’armement. Face à Pékin, Moscou ne pèse rien sur le plan économique.
Tout à son face-à-face avec Joe Biden, Xi Jinping soutient Vladimir Poutine dans son agression ukrainienne, discrètement pour l’instant mais fermement. Les sanctions économiques qui seront prises par l’Europe et les Etats-Unis contraindront Moscou à prier Pékin de bien vouloir l’aider encore plus.
La parade à l’éviction de la Russie du système Swift
La seule sanction qui ferait vraiment souffrir la Russie serait son éviction du système interbancaire international Swift qui permet de fluidifier de façon très efficace les échanges financiers et commerciaux internationaux. Swift, c’est le nerf de la mondialisation. En être privé, c’est se trouver relégué aux marges du commerce planétaire. Une catastrophe pour les producteurs d’hydrocarbures russes.
Sauf que la Chine, la Russie et l’Inde sont en train de mettre au point la parade en reliant le système de messagerie russe au système interbancaire chinois et à la future structure indienne (ce qui explique au moins en partie l’abstention de l’Inde dans la condamnation de l’agression russe en Ukraine au Conseil de Sécurité de l’ONU).
En ce cas, la Russie aurait peut-être reconstitué son puzzle mais au prix d’une dépendance accrue vis-à-vis de la Chine. De quoi faire avaler de travers à Staline le gâteau d’anniversaire que lui avait confectionné grand-papa Poutine.
Jean-Noël Cuénod
[1] Le grand-père de Vladimir Poutine, Spiridon fut le cuisinier de Lénine, puis de Staline.
[2] Officiellement, ce sont les forces de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui sont intervenues au Kazakhstan. Sous l’égide de la Russie, elle comprend également l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. Mais c’est bien Poutine qui a donné l’ordre. Il s’est largement inspiré de l’exemple de l’URSS qui était intervenue en août 1968 en Tchécoslovaquie sous le masque du Traité de Varsovie.
Merci, cher Jean-Noël, pour cet extraordinaire exposé.
Merci Jean-Noël de ces formidables balises historiques et géo-politiques ,
A très vite,