Rodin-Giacometti ou l’immobile en mouvement

Rodin-Giacometti-Gianadda-sculpture-artVous avez jusqu’au 24 novembre pour assister à la confrontation entre Auguste Rodin et Alberto Giacometti. C’est la Fondation Pierre-Gianadda à Martigny qui pour la première fois met en scène et en jeu les œuvres de ces deux démiurges de la sculpture qui, au-delà de leurs dissemblances, sont parvenus, chacun, à mettre l’immobile en mouvement.Né en 1901[1] dans le canton suisse des Grisons à Borgonovo – village de l’impressionnant Val Bregaglia, terre à la fois protestante et italophone ­– Alberto est initié au travail d’Auguste Rodin en parcourant les ouvrages d’art acquis par son père, le peintre Giovanni Giacometti. Et c’est auprès de Bourdelle, l’élève de Rodin, qu’il étudiera la sculpture à l’Académie parisienne de la Grande Chaumière où son père l’y a fait inscrire.
L’Homme qui marche est le point de rencontre le plus évident entre les deux génies, Giacometti ayant réinvesti en 1947, puis en 1960, ce thème que Rodin avait illustré en 1907 par son célèbre bronze. Les différences entre les deux « marcheurs » ne sont rendues évidentes que par l’éclat trompeur des apparences. Sitôt cet éclat disparu, surgissent les dénominateurs communs.

Rodin-Giacometti: un marcheur qui ne marche pas mais nous fait marcher

« Impossible de marcher avec une posture pareille ! » s’exclame une danseuse en contemplant L’Homme qui marche d’Auguste Rodin. En effet, il faudrait changer la position des jambes, mettre dans le bon axe ce pied gauche qui semble collé au sol, pour accomplir le premier pas. Ce marcheur ne marche donc pas. Et pourtant, nous marchons avec lui.
Les grandes œuvres d’art sont faites d’ambiguïtés, de paradoxes et fourmillent d’oxymores qui les irriguent comme un flux sanguin. Elles ne sont jamais d’un bloc, fût-il en marbre ou en granit. Si Rodin avait imité un homme qui marche, en lui faisant faire un pas devant l’autre comme tout marcheur qui se respecte, le regardeur n’aurait devant lui qu’une figure figée, à l’instar d’une photo, ne présentant qu’une seule dimension et ne prenant qu’une seule direction. En voulant représenter le mouvement de façon servile, il l’aurait immobilisé. Auguste Rodin a donc opté pour le choix inverse en offrant au regardeur qui tourne autour de la statue les différentes postures qui peuvent, potentiellement, entraîner la marche dans un sens, mais aussi – et surtout – dans d’autres. Ce marcheur n’est pas coincé dans une seule possibilité de direction. Rodin découvre – et nous fait découvrir avec lui – le mouvement dans l’immobilité.

Quand tout cesse d’être perçu contradictoirement

Alberto Giacometti est parvenu au même résultat mais en mobilisant d’autres moyens. Impossible de marcher en adoptant la posture de son Homme qui marche, quelles qu’en soient les versions. Comme avec Rodin mais cette fois-ci pour une raison différente. Si vous vous avisiez d’avancer en imitant son marcheur, vous risqueriez, comme Gavroche, de tomber « le nez dans le ruisseau ». Cette fois-ci, ce ne sera pas « la faute à Rousseau » mais à celle de la gravité. Le parti pris est donc le même pour les deux artistes : surtout ne pas faire un « arrêt sur image ». Le déséquilibre créé par cette posture penchée en avant suggère ipso facto le mouvement.
Cette impression est encore renforcée par le contraste entre l’homme à la fine silhouette nue débarrassée de tous ses superflus, de tous ses oripeaux et l’épaisseur de ses pieds qui peinent à sortir de leur gangue de boue. Cette opposition ciel-terre relève aussi d’une forme de mouvement.
Le chemin vers l’état d’humain est bien ardu. Mais l’important est que sur ce chemin, le regardeur chemine.
Les grands artistes, les poètes, les mystiques et, peut-être, certains physiciens quantiques font mouvement pour tenter de découvrir l’au-delà des oppositions, de voir l’invisible, d’écouter l’inouï, d’appréhender la plénitude du vide. Dans son Second Manifeste du Surréalisme, André Breton a formulé ainsi cette quête :
Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.
On ne saurait mieux dire.
Jean-Noël Cuénod
[1] Il est décédé à Coire, capitale de ce canton en 1966.
VIDÉO
A écouter, l’entretien du grand homme de radio Georges Charbonnier avec Alberto Giacometti.

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