«Notre-Dame ancre les Français dans le temps et l’espace» 

Le politologue Gil Delannoi explique en quoi la cathédrale de Paris est un symbole central dans la formation de la France en tant que nation.

Tous les grands monuments sacrés ont leur personnalité propre qui transcende l’espace et le temps. Mais la cathédrale Notre-Dame de Paris est nimbée d’une aura qui brille d’un éclat encore plus vif, d’où cet état de sidération qui a saisi tout un peuple lorsque s’est réalisée, lundi dès 18h.50, la prophétie de Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris: «Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles»

Le politologue Gil Delannoi, professeur à Sciences-Po et spécialiste de la notion de nation, détaille les raisons qui font de la cathédrale parisienne un symbole essentiel dans la construction de la France[1].

– Gil Delannoi, comment expliquer l’état de sidération produit par l’incendie de Notre- Dame ? 

– Il existe en France bien des monuments dont la disparition nous affecterait mais aucun d’entre eux ne réunit une charge symbolique aussi forte que Notre-Dame de Paris. Si la cathédrale de Chartres était ravagée par le feu, les catholiques seraient plus particulièrement atteints car elle  évoque avant tout la catholicité de la France. Celle de Reims, détruite en grande partie au début de la Première Guerre mondiale, représente surtout la monarchie puisque les Rois de France y étaient couronnés. La Tour Eiffel symbolise Paris et sa construction entre 1887 et 1889 est, à vue historique, récente. Notre-Dame de Paris représente tout cela mais plus que tous les autres monuments, elle incarne la nation française telle qu’elle s’est formée au fil des siècles. 

En outre, si cet incendie s’était produit il y a une cinquantaine d’années, aurait-il provoqué des réactions aussi intenses? On peut en tout cas se poser la question. Pendant des siècles, c’est la dimension sacrificielle qui a pris le dessus dans les émotions collectives en raison des guerres et des sacrifices humains qu’elles ont provoqués. Depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962, la France vit en paix et la dimension patrimoniale semble avoir remplacé la dimension sacrificielle dans les réactions populaires. D’où cette sidération que chacun a pu constater à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame. 

– En quoi cette cathédrale a été importante dans la formation de la France en tant que nation?

– La cathédrale offre aux Français – et pas seulement aux Parisiens – à la fois un ancrage dans le temps et dans l’espace. Elle symbolise le temps long de notre Histoire. Elle est un peu nos pyramides d’Egypte, si j’ose dire. Comme la France, Notre-Dame a connu des hauts et des bas. Bâtie dans la ferveur au Moyen-Age, elle a connu son purgatoire dès la Renaissance qui l’a dédaignée. Puis, l’époque romantique en a fait une icône, notamment grâce à Victor Hugo, phénomène qui persiste encore. Quant à l’espace, la cathédrale marque le point zéro qui sert de référence au calcul des distances avec les autres villes de France. Dans un pays centralisé, cet aspect est essentiel. C’est un peu le cœur de la France qui a brûlé.

Notre-Dame offre enfin la synthèse entre la religion et la laïcité. La cathédrale reste un monument capital pour l’Eglise catholique mais il s’y est aussi déroulé des événements historiques qui débordent de ce cadre religieux, comme les cérémonies de la Révolution, le discours du général de Gaulle à la Libération et d’autres événements d’ordre civique et même républicain.

– Les projets de reconstruction peuvent-ils symboliquement amener les Français à reconstruire les liens sociaux mis à mal ?

– On peut l’espérer, on peut l’imaginer. Mais ne soyons pas naïfs en misant trop sur cet événement pour raccommoder les liens sociaux ! Toutefois, il est possible d’imaginer que l’incendie tienne un rôle dans un éventuel changement des mentalités. Les Français se disent volontiers universalistes en dédaignant le fait d’appartenir à un pays. En partageant l’émotion soulevée par cet incendie, ils ont peut-être pris conscience qu’ils sont plus attachés à leur patrie et à leur histoire qu’ils ne le pensaient et qu’agir ici, dans leur pays, ce n’est pas se refermer sur les autres. Au contraire, c’est en prenant conscience de ce qui les fait Français qu’ils sont le mieux à même de s’ouvrir au monde.

Jean-Noël Cuénod


[1]Dernier ouvrage paru : Le Tirage au sort – Comment l’utiliser (Sciences Po-Les Presses, collection Nouveaux Débats)

Cet article est paru mercredi 17 avril 2019 dans la Tribune de Genève et 24 Heures

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