Les appels au boycott du Mondial de football au Qatar sont tombés dans l’oreille de 8 milliards de sourds. La Coupe du Monde n’a jamais autant passionné les foules de la planète. Pourtant, les raisons ne manquaient pas de bouder la plus populaire des compétitions sportives.
Surexploitation des ouvriers étrangers, homophobie, discriminations sexistes et autres selon Amnesty International, nombreux soupçons de corruption sans oublier les circonstances, disons bizarres, de sa désignation comme pays d’accueil d’une Coupe du Monde de football, tout cela faisait du Qatar la cible privilégiée des campagnes de boycott.
Un boycott du regard en premier lieu puisque de nombreuses associations ou militants des droits de l’homme ont mobilisé les réseaux sociaux pour demander aux téléspectateurs de ne pas assister aux retransmissions des matches du Mondial. Eh bien force est de constater qu’ils ont boycotté le boycott pour reprendre une expression glanée sur FaceBook!
Moderato, crescendo, fortissimo
Certes, Challenges révélait que seulement 54 millions d’Européens ont regardé le premier match de leur sélection nationale, soit 40 millions de moins que pour le Mondial 2018.
Mais ce phénomène concernait avant tout l’Europe car ailleurs l’intérêt ne s’est pas démenti. Notre continent n’est plus du tout l’inspirateur du reste de la planète.
Ainsi, des nations qui n’ont pas de culture footballistique comme le Japon (belle équipe qui progresse!) et les Etats-Unis ont décroché des audiences inhabituelles, démontrant l’universalité exceptionnelle de ce sport.
Cette relative abstention européenne n’a pas résisté aux matches décisifs pour la qualification au tour suivant. Là, partout, les audiences ont monté en flèche pour culminer à la finale France-Argentine qui a atteint des scores « historiques » en France avec 25 millions de téléspectateurs pour une population de 67,5 millions d’habitants. Ce résultat a même approché des 30 millions (29,4) lors de la séance finale de tirs au but.
Boycott et serment d’ivrogne
La volonté européenne de boycotter a tourné au serment d’ivrogne, semble-t-il. Au début, on résiste vaillamment. Votre équipe obtient un bon résultat. On tient bon encore, mais c’est plus dur. Et puis voilà qu’arrive au programme, le match décisif pour la qualification en huitième de finale. Alors là, on craque. On prend la télécommande et c’est parti pour nonante minutes de souffrances jouissives.
La surexploitation des ouvriers, les pétrodollars de la corruption, les lois homophobes, la tutelle masculine sur les femmes n’ont pas pesé bien lourd, hélas. La chair est faible. Et l’esprit encore plus. A tout nous cédons, surtout à la tentation, disait Oscar Wilde.
Combat perdu d’avance
De toute évidence, le boycott était un combat perdu d’avance. Ses initiateurs n’ont sans doute pas pris la mesure du phénomène « football » qui est bien plus qu’une discipline sportive.
Si l’on se réfère à l’une des étymologies latines du mot religion – religare, soit relier – le football recèle en lui de nombreux facteurs religieux, avec ses temples, ses saints, ses damnés, ses drames, ses mythes, ses messes transmises urbi et orbi et ses dieux. Une religion à la fois polythéiste et matérialiste, étendue partout, dont les fidèles se comptent en milliards.
L’exemple chinois
Sa puissance de feu géopolitique a été illustrée récemment en Chine. Astreints à une sévère politique d’enferment imposée par Xi, les Chinois se sont révoltés en masse contre sa politique « Zéro Covid » après avoir vu les retransmissions télévisées au Qatar de la Coupe du Monde où les caméras ont montré des spectateurs pouvant aller et venir librement.
La force du Football (avec une majuscule, comme il convient à une déité) est née de ses multiples contradictions internes.
Sport égalitaire au sommet de l’inégalité
Tout le monde peut y jouer. Ses règles sont aisément compréhensibles; il ne réclame pas un équipement coûteux: un terrain, deux cartables pour les buts, un ballon piqué n’importe où et la partie peut commencer. Son langage est parlé par tous. Aucun sport collectif n’est aussi accessible.
Mais seuls les plus doués et les plus persévérants détiendront une petite chance de faire une carrière professionnelle.
Si les amateurs doivent souvent payer leurs chaussures à crampons, Mbappé, lui, palpe 4,62 millions d’euros par mois, soit près de 193 euros par minute.
Le foot sert de guerre par procuration
Une guerre pacifique. Avec lui, nous ne sommes jamais loin de l’oxymore. A première vue, il pourrait assouvir, de façon peu coûteuse en vies humaines, ce besoin d’en découdre qui nous traverse peu ou prou.
Une source de communion universelle
Musulmans, chrétiens, juifs, bouddhistes, hindouistes, athées, agnostiques… le foot transcende les divergences souvent violentes entre les communautés. Les citoyens des pays jadis colonisés et les descendants de leurs colonisateurs assistent à la même compétition.
A contrario, il sécrète aussi la haine contre l’étranger, les insultes racistes, la frénésie nationaliste et les violences des hooligans.
Télescopage entre pauvres et riches
Par l’accès aisé à sa pratique, il a conquis la plupart des pauvres de la planète. Souvent, c’est au sein des plus démunis et des exclus de la prospérité que les plus grands joueurs sont issus.
Sa popularité et sa puissance médiatique ont parallèlement attiré les plus grandes fortunes qui se sont arrachées à coups de milliards ces anciens pauvres devenus vedettes.
Cette situation ne suscite pas de rejet dans la mesure où elle donne l’illusion aux jeunes les plus défavorisés de pouvoir un jour atteindre la gloire et ses millions. Quant à leurs parents qui, sauf exceptions, n’ont pas pu atteindre le nirvana footballistique, ils participent symboliquement à la richesse des Messi, Maradona, Ronaldo qui furent des leurs. Les discours contre le foot-fric, ils s’en foutent. Royalement.
Le Football, c’est donc tout et son contraire. Loin de s’en trouver écartelé, il a réuni toutes ses contradictions en une synergie qui fait sa force et son indomptable puissance médiatique. Dès lors, tout boycott de ses messes était voué à l’échec, forcément.
Si d’aucuns veulent soutenir une cause par son truchement, qu’ils cherchent à l’accompagner plutôt qu’à s’y opposer.
C’est d’ailleurs ce que de nombreux médias ont accompli en marge du Mondial 2022. Ils ont beaucoup parlé du Qatar, certes, mais souvent pour dénoncer les dérives de son régime autocratique et ses injustices criantes.
Tourner le dos au Football, c’est chanter des psaumes dans le désert.
Jean-Noël Cuénod
Cet article est paru vendredi 23 décembre 2022 dans le magazine numérique BON POUR LA TÊTE-Média indocile https://bonpourlatete.com/
Oui, sympa et bien vu – et bien écrit, as usual – cher Jean-Noël ! Permet-moi juste ce tres léger bémol : le « on » général de l’article dans lequel je ne saurais m’identifier, n’ayant assisté, ni de près ni de loin, à aucun match. Certes difficile de ne pas en entendre des échos : cafés, trains,voisins, et donc d’en connaître les résultats (clameurs des rues). Jusqu’à souhaiter une victoire marocaine
(malgré cette crapule de M6 – ne pas confondre avec Messi !), puis le soulagement d’une défaite que ta caricature croque si justement: merci Messi (ne pas confondre…etc.)
A propos de l’équipement peu coûteux; dans les années quarante, boulevard Helvétique (à Genève bien sûr), récré du Collège d’un quart d’heure, deux manteaux en guise de poteaux de buts, une balle de tennis, deux équipes de 7 ou 8 gaillards, parmi eux : Roger Vonlanthen, premier Suisse à jouer à l’étranger (à ma connaissance), peut-être déjà millionnaire ?
De l’utilité des boulevards.
A part ça, il ne jouait pas seulement dans la rue.