Non, je ne vous parlerai pas des élections législatives françaises. Car il y a plus urgent. L’un des plus grands écrivains contemporains, Ismaïl Kadaré, est décédé lundi 1er juillet à Tirana, capitale de son pays natal, l’Albanie. Il avait 88 ans.
Son œuvre romanesque considérable embrasse toutes les dimensions du destin humain: collectif, individuel, conscient, inconscient, traquant la vibration poétique dans la vie quotidienne.
Pendant des années, par le fait de critiques français confortablement installés, ce romancier à l’envergure d’aigle a dû s’excuser d’avoir écrit en Albanie sous la férule de l’un des pires dictateurs, le stalinien Enver Hodja.
Réfugié à Paris durant les dernières années de la tyrannie, j’avais accompagné Ismaïl Kadaré lors d’une visite Genève, notamment à la Maison de Jean-Jacques Rousseau. Il avait alors fait part de son désarroi devant l’odieuse rumeur qui faisait de lui le chantre de dictateur, lui reprochant de n’être pas un dissident.
Attaques contre « Le Général de l’Armée morte »
Or, dissident, Kadaré le fut, à sa manière. Non pas frontale – ce qui l’aurait mené à la mort – mais souterrainement subversive.
Son premier roman diffusé hors des frontières albanaises, Le Général de l’Armée morte, paru en 1963, lui avait valu des attaques sévères lancées par l’officialité littéraire de la dictature. Mettre en scène, sous un aspect nuancé et non propagandiste, un général envoyé par l’ancien agresseur italien avait en effet de quoi secouer les puces staliniennes.
Mais le succès du roman fut tel dans le monde entier qu’Enver Hodja a préféré surfer sur cette vague en se donnant les gants d’un protecteur des lettres.
Sauver l’essentiel
Si Kadaré a rusé avec le régime, sans en devenir le thuriféraire, c’est pour sauver l’essentiel, la littérature.
Méticuleusement, méthodiquement – et courageusement – l’écrivain a joué avec les codes du réalisme socialiste pour les subvertir en dégageant de leur matière brute, dans tous les sens du terme, l’étrange, l’esprit, le rêve, la complexité du fourmillement vital.
Tous ses livres ressortissent au chef d’œuvre (voir la liste de ses ouvrages ici). Pour ma part, celui qui me reste chevillé à la mémoire, a pour tire Le Palais des Rêves.
Jouer avec les rêves est dangereux!
Un empereur ottoman fictif fait collecter tous les rêves de ses sujets afin de distinguer ceux qui marqueront son règne. On pense aussitôt au ReichPropangadaMinister Goebbels qui voulait nazifier les Allemands jusque dans leurs rêves.
Mais on ne joue pas avec les rêves. Goebbels et l’empereur ottoman l’apprendront à leurs dépens.
Ismaïl Kadaré voulait être un « écrivain normal » dans l’une des pires dictatures staliniennes. Il le fut. Ce n’est pas la moindre leçon de son génie littéraire.
Jean-Noël Cuénod
Pour lire Kadaré, à moins de savoir l’albanais, il fallait passer par son traducteur Yussuf Vrioni. Fils d’un noble albanais il a mené entre les deux guerres mondiales la vie de jet-set sur la Côte d’Azur notamment. Après la guerre et le changement de régime dans son pays, il est retourné en Albanie et s’est rapidement retrouvé dans les geôles d’Enver Hodja où il est resté dix-sept ans, a été torturé et n’a dû sa survie qu’à la connaissance des langues car il a traduit en français les écrits du dictateur.
C’est grâce à Yussuf Vrioni que nous connaissons les œuvres d’Ismaël Kadaré. Les premières traductions dans différentes langues ont été faites d’après les traductions en français de Yussuf Vrioni. Il s’est éteint à Paris, il y a quelques années. À Genève il dormait chez nous. Il a aussi raconté sa vie dans “Mondes effacés- souvenirs d’un européen “ ed. Lattès 1998.