Si vous êtes à Paris, ne ratez pas la magnifique rétrospective que le Musée d’Art Moderne consacre à l’œuvre de Nicolas de Staël, peintre majeur du XXe siècle. Elle se terminera le 21 janvier prochain. Et si vous la ratez à Paris, vous aurez une séance de rattrapage à Lausanne du 9 février au 9 juin 2024 à la Fondation de l’Hermitage.
Cette expo rassemble 200 dessins, tableaux, gravures et carnets provenant de collections privées et publiques en Europe et aux Etats-Unis où Nicolas de Staël avait connu pour la première fois un succès considérable au début des années 1950. Même si le peintre n’appréciait guère le mode de vie états-unien.
Les commissaires de l’exposition au Musée d’Art Moderne ont pris le parti de la chronologie pour présenter clairement les différentes étapes de l’oeuvre au travail.
Quinze ans de vie intense
Cette période de création ne dure qu’une quinzaine d’années mais avec quelle intensité!
Pinceaux, brosses, spatules, voire coton de gaze sont autant d’outils pour bâtir une oeuvre constamment remise en question. De Staël peint presqu’autant qu’il détruit. Il place ses formes, les déforme, les transforme dans une sorte de mouvement quasi-perpétuel vers son Graal.
Nicolas de Staël marche de son pas de géant vers ce qu’il perçoit pour le restituer à nous autres pauvres en vision. Il se moque des écoles, des styles, des critiques, sauf certains heureux élus, mais écoute les poètes, René Char et Pierre Lecuire qui sera pour le poète un précieux compagnon de route, voire de sentier. Nicolas de Staël écrit au critique d’art Roger van Gindertael, en avril 1950 :
« On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu. »
Artiste sans frontière
Après la Seconde Guerre mondiale et son cortège d’horreurs inouïes, l’abstraction l’emporte sur la figuration dans le monde l’art pictural.
Nicolas de Staël, lui, se situe ailleurs ou plutôt au-delà. Il y a de la figuration dans son abstraction et de l’abstraction dans sa figuration. Il est l’un et l’autre. Comme dans la vie, puisque le réel que nous percevons n’existe pour nous que via la reconstruction accomplie par notre cerveau. Dès lors, la frontière entre la figuration et l’abstraction devient dépourvue de sens ou plutôt d’existence.
La rétrospective du Musée d’art moderne et de la Fondation de l’Hermitage illustre de façon parfaite la grande cohérence de l’oeuvre de Nicolas de Staël. Dès sa « Vue de Cassis » créée en août 1934 alors qu’il a 20 ans (encre de Chine avec rehauts d’aquarelle), le peintre pressent déjà cet essentiel qu’il ne cessera de quêter.
Une Tour de Pise
Sur les saisissantes photos-portraits de Denise Colomb, la silhouette de Nicolas de Staël apparaît penchée; le voilà bien planté sur ses pieds mais le corps et le visage en diagonale, solide et fragile comme la Tour de Pise. En contemplant la réalité à l’oblique, l’artiste voit, derrière les formes qui s’agitent, la forme.
Et plus que la forme, le mouvement qui la forme.
Durant sa vie courte et dense, Nicolas de Staël n’a jamais fait les choses à moitié, ni l’art ni l’amour. Alors qu’il est marié et père de famille, il est pris de passion pour une jeune femme, Jeanne Polge. Pour se rapprocher d’elle, le peintre s’installe dans une maison sur les remparts d’Antibes, face à la mer.
L’archange et son regard
Période douloureuse mais féconde. Il peint comme si sa vie en dépendait, passant des marines aux natures mortes. La lumière jaillit et l’ombre guette. Pour la première fois, à 41 ans, il aime plus qu’il n’est aimé. Insupportable. Le 15 mars 1955, l’artiste tente en vain de se suicider en avalant le contenu d’un flacon de véronal.
Le lendemain, Nicolas de Staël quitte son atelier pour monter sur le toit-terrasse de sa maison. Il absorbe une dernière fois l’image de la mer « qui devient rouge à force d’être bleue ».
Et l’archange se jette dans le vide. Son corps gît en contrebas. Son regard est resté dans la lumière marine.
Jean-Noël Cuénod