Auschwitz et cette mémoire qui flanche

Auschwitz-antisémitismeSeptante-cinq ans après la libération des déportés à Auschwitz par les 59e et 60e armées soviétiques placées sous le commandement du maréchal Ivan Stepanovitch Koniev[1], les agressions antisémites sont en hausse partout en Europe. Aurions-nous la mémoire qui flanche ?Selon un sondage commandité en décembre 2018 par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, 89% des citoyens juifs vivant en France, Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Hongrie, Italie, Suède, Pologne, Pays-Bas et Grande-Bretagne estiment que l’antisémitisme a augmenté dans leur pays durant ces dernières années. 85% des personnes interrogées soulignent la gravité de cette situation. Un peu partout sur notre continent les agressions à caractère antisémite progressent. La Suisse n’est pas épargnée (lire ici le rapport de la CICAD pour la Suisse romande), même si ces actes n’ont pas la même ampleur que chez ses voisins allemands et français (lire aussi cet article de l’hebdomadaire Marianne)

Cette hausse des actes antisémites sur le continent intervient à un moment où il est devenu impossible d’ignorer toutes les conséquences la Shoah. Déplacements d’élèves de tous pays à Auschwitz, visites de musées, conférences dans les classes données par les rescapés des camps de la mort, films, émissions, vidéos, livres, articles, conférences… Rien n’a été négligé pour expliquer les tenants et les aboutissants de ce crime majeur de l’histoire humaine. Alors, en fin de compte, tous ces efforts seraient-ils voués à l’échec ? En leur absence la situation aurait été, sans doute, pire encore. La « mission de mémoire » [2] est donc nécessaire, mais elle n’est pas suffisante.

Cinq types d’antisémitisme

L’antisémitisme se présente sous plusieurs aspects que l’on pourrait distinguer en cinq groupes. Bien entendu, la réalité est toujours plus complexe que ces classifications qui restent superficielles mais il est nécessaire d’y recourir pour tenter une première approche d’un phénomène complexe.

  1. L’antisémitisme catholique intégriste. Il s’agit de la persistance de ce vieux fond césaro-papiste incarné jadis par Charles Maurras pour qui la doctrine catholique devait supplanter les Evangiles issus de « quatre juifs obscurs ». Le catholicisme est alors perçu comme la persistance du génie romain qui doit se garder de l’influence, jugée dissolvante, du judaïsme. Dans son cas, le racisme est au service d’un récit confessionnel. Nous avons vu ce courant en action lors des « Manifs pour tous » avec des slogans tels celui que Le Plouc a entendu le 26 janvier 2014 à Paris : « Juif ! Juif ! Juif ! la France n’est pas à toi ! »
  2. L’antisémitisme d’extrême-droite. Il est lié à la forme précédente sous de nombreux aspects. Mais ce courant présente aussi des caractéristiques qui lui sont propres. Son racisme est de nature plus biologique que confessionnelle. Dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette mouvance était tellement décrédibilisée qu’elle en devint muette. Muette mais point morte. Elle prend même de l’ampleur aujourd’hui. Un exemple récent parmi bien d’autres : au cours d’une cérémonie commémorant le 75eanniversaire de la libération d’Auschwitz, une Allemande de 23 ans a fait le salut nazi à Dresde. Il y a peu encore, un tel acte ne se serait jamais produit, surtout en Allemagne. Et surtout en pareille circonstance. En outre, les agressions antisémites en Allemagne et en Autriche sont souvent le fait de militants ou sympathisants des formations d’extrême-droite. En France et en Suisse, la figure la plus connue de ce courant est incarnée par Alain Soral qui se présente comme « un national-socialiste français » et qui emprunte une partie de son vocabulaire au marxisme. Il forme avec Dieudonné, un sas entre les antisémitismes d’extrême-droite et d’extrême-gauche.
  3. L’antisémitisme d’extrême-gauche. Au XIXe siècle, une partie de la gauche assimilait les juifs au capitalisme[3]. Le grand leader social-démocrate allemand August Bebel qualifia ce courant de « socialisme pour les imbéciles ». Le penseur de l’anarchisme Pierre-Joseph Proudhon écrivait ainsi dans ses « Carnets » : Le juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. Journaliste socialiste proudhomien, Auguste Chirac développera le même délire. Toutefois, avec l’affaire Dreyfus, ce courant antisémite de gauche sera fortement marginalisé. L’antisémitisme au début du XXe siècle sera principalement l’affaire de la droite. Cela dit, à la fin des années 1940 Staline avait commencé une campagne violemment antisémite, avec son « complot des blouses blanches » qui s’est terminé à la mort du « Petit Père des Peuples » en 1953. Ces dernières années. L’antisémitisme d’extrême-gauche a repris du poil de la Bête, sous la forme de l’antisionisme. Ce discours prétend combattre, non pas les Juifs en tant que tels, mais l’Etat d’Israël et le sionisme ; il nie aux Juifs le droit d’avoir un Etat-nation. Cette dénégation fait donc des Juifs un peuple à part qui, contrairement à d’autres, serait interdit d’Etat. En ce sens, l’antisionisme est une forme d’antisémitisme puisqu’elle discrimine les Juifs.
  4. L’antisémitisme populiste. Il est représenté par certains « Gilets Jaunes » qui ont entonné des slogans antisémites lors de cortèges du samedi. On se rappelle Alain Finkielkraut traité de « sale juif » par des « Gilets Jaunes » chauffés à blanc ou plutôt à brun. A l’évidence, ces réactions ne sauraient représenter l’ensemble de ce mouvement protéiforme, traversé par les idées les plus opposées. Toutefois, elles signalent le retour d’une forme d’antisémitisme populaire que l’on croyait, à tort, éteint.
  5. L’antisémitisme islamiste. L’attentat monstrueux commis par le djihadiste Mohamed Merah à Toulouse en 2012 reste dans toutes les mémoires : sept victimes dont trois enfants assassinés uniquement parce qu’ils étaient Juifs. Ont suivi d’autres actes terroristes à caractère antisémite (HyperCasher, entre autres) qui furent commis par des islamistes radicaux. Il en va des musulmans comme des « Gilets Jaunes », les actes perpétrés en leur nom ne sauraient être attribués à l’ensemble de leur communauté. Néanmoins, ce sont dans les versets médinois du Coran – s’attaquant aux juifs et aux chrétiens – que les djihadistes ont puisé leur inspiration. En outre, le politologue Dominique Reynié, à l’occasion d’une étude sur l’antisémitisme en France menée par la Fondapol, avait constaté lors d’une interview au Figaro : On trouve (…) un puissant antisémitisme au sein de la population de culture musulmane, où la proportion de personnes partageant des préjugés hostiles aux Juifs est deux à trois fois plus élevée que la moyenne nationale. Fait inquiétant, la disponibilité à partager de tels préjugés est d’autant plus grande que la personne interrogée déclare un engagement religieux plus grand. C’est pourquoi nous avons besoin de l’aide de nos compatriotes musulmans pour combattre ce mal. (La totalité de l’interview disponible ici)

Antisémitisme et racisme

Si l’antisémitisme est une forme particulière de racisme, il n’en constitue pas moins une catégorie à part. Le racisme, c’est le rejet de l’autre, quel qu’il soit. L’autre qui n’a pas la même couleur de peau. L’autre qui ne parle pas ma langue. L’autre qui fait du bruit qui n’est pas « mon bruit ». L’antisémitisme est une passion triste plus complexe, dans la mesure où l’altérité des Juifs ne se constate pas de prime abord. Les nazis avaient mobilisé une armée de savants ou prétendus tels pour tenter de déterminer « un type juif ». En vain. Ils ont donc affublé leurs victimes d’une étoile jaune pour qu’on les reconnaisse. Pour les nazis, trop de Juifs étaient désespérément blonds aux yeux bleus.

Semblable constat dans les pays musulmans où il est bien difficile de distinguer, à première vue, un juif séfarade d’un musulman arabe. Il y a donc une part de haine de soi dans la haine du juif. C’est pourquoi, peut-être, l’antisémitisme sévit aux époques où les peuples ne sont plus sûr d’eux, ont une mauvaise image de leurs dirigeants et, par contrecoup, d’eux-mêmes. Leur rage se tourne alors vers ce qui est perçu comme un « ennemi de l’intérieur », voire un ennemi issu de mon « intérieur » ! Toutefois, peut-on expliquer l’irrationnel ? Devenir conscient de cette part monstrueuse en nous relève d’une mission personnelle que personne ne peut imposer de l’extérieur mais qui doit être accomplie parce que maintenant, « on sait ».

L’espace vital de la laïcité

Dans l’actuelle ambiance générale de mal-être, laisser l’antisémitisme se propager aura pour effet de produire un nouveau cycle de violences physiques, morales et symboliques. Ce mal-être recèle plusieurs causes dont les inégalités criantes, l’angoisse climatique, les souffrances au travail, le sentiment d’être dépossédé de sa culture propre au profit d’une sous-culture américanisée ne sont pas les moindres. En s’y attaquant, on lutte forcément contre l’antisémitisme. Mais voilà, un tel programme réclame du temps. Et l’antisémitisme progresse chaque jour. Il appartient à chacun de le contrer là où il est. Aux responsables politiques de le traquer dans leur propre camp. Aux chrétiens de contrer les vieux relents de l’antijudaïsme. Aux musulmans de réfléchir à une interprétation du Coran qui soit vraiment conforme aux respects des non-musulmans. Et à tous, à la société en général, de créer cet espace où les passions idéologiques se soumettent au bien commun. Cet espace vital a un nom : laïcité.

Jean-Noël Cuénod

[1] Le maréchal Koniev (1897-1973) fut l’une des grandes figures de l’Armée Rouge durant la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des années 1960. Il a présidé le Tribunal spécial de la Cour Suprême de l’URSS qui, le 23 décembre 1953, a condamné à mort Lavrenti Beria, l’ex-patron du NKVD (police politique de Staline).

[2] Formule plus appropriée, me semble-t-il, que celle de « devoir de mémoire ». Le mot « devoir » suggère une obligation à remplir, proche de la corvée, alors que celui de « mission » est plus tourné vers un engagement à accomplir, ce qui lui donne une tournure plus motivante.

[3] Il est piquant de constater qu’en Europe de l’Est, les Juifs sont assimilés au… communisme bolchévique ! Il y a mille manières d’être antisémite…

ESPACE VIDEO

1 réflexion sur « Auschwitz et cette mémoire qui flanche »

  1. Merci pour ces éclaircissements. Beaucoup de gens ne se rendent pas compte de
    cela. On peut rajouter que la façon que Trump a de présenter son plan risque
    d’accentuer ce phénomène…
    Michèle

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