Le coronavirus 2019-nCov, que son nom de code nimbe d’un inquiétant mystère, actualise la part maudite de la mondialisation. Eh oui, le libre-échange n’apporte pas que des électrobidules qui tuent le temps ! Il exporte aussi des virus qui tuent tout court. Cette épidémie ajoutée au dérèglement climatique posent la question de la souveraineté. Ou plutôt des souverainetés.Tout d’abord, il faut rappeler quelques évidences historiques puisque les chaînes d’infos en continu et les rézosociaux découvrent la lune chaque soir, façon Ravi de la Crèche. La mondialisation n’est pas née à la fin du XXe siècle et les épidémies remontent aux temps les plus reculés et non à l’apparition du SRAS (Syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003 ! Les deux sont forcément liés. Mais les grands fléaux infectieux n’ont jamais supprimé les échanges, même lors de l’épidémie la plus mortelle que l’Europe a connu, celle de la peste au XIVe siècle qui a tué 25 millions de personnes en cinq ans, soit le tiers de la population du continent.
La bougeotte de l’humanité
Les échanges économiques entre nations existent depuis fort longtemps comme en témoignent les nombreux vestiges archéologiques. Dès son origine, l’espèce humaine a la bougeotte en tentant d’élargir toujours plus loin le champ de ses échanges. C’est ainsi qu’il a évolué. S’il était resté assis sur son rocher, l’humain se serait éteint. Bouger, c’est une question vitale qu’il ressent de façon encore plus intense que la crainte de mourir. Il peut ralentir, contourner, s’abriter, faire une pause dans sa marche. Mais s’arrêter, jamais !
Toutefois, la bougeotte doit être contrôlée, sinon c’est à l’immobilité mortelle qu’elle nous conduira. Bouger, oui. Pas n’importe où. Pas n’importe comment. Pas n’importe quand.
Après les décennies au cours desquelles l’ultracapitalisme, incarné par Reagan-Thatcher, s’est imposé sur toute la terre, le dérèglement climatique fait prendre conscience à une part croissante des populations que cette machine infernale va nous projeter contre le mur. Cependant, même si le temps presse, le dérèglement climatique n’est pas encore perçu comme relevant de l’urgence absolue, immédiate. Aujourd’hui, cette urgence absolue, immédiate, c’est l’actuelle épidémie du nCov qui nous l’impose. La force symbolique de cette conjonction entre dérèglement climatique et risque épidémique est telle que la société actuelle ne peut plus stagner dans le statu quo. Dès lors, se pose la question des souverainetés.
Le souverainisme contre la souveraineté
La souveraineté, c’est l’espace de pouvoir nécessaire à un groupe humain pour maîtriser son histoire collective. Elle n’est ni tyrannique ni démocratique en elle-même. Elle peut être l’un ou l’autre. Des groupes politiques relevant des courants les plus divers la considèrent comme une fin en soi, l’érigeant en idéologie appelée souverainisme, notamment pour s’opposer au libre-échangisme.
Trump est présenté comme le parangon du souverainisme et l’adversaire le plus déclaré du libre-échangisme. Il brise toutes les institutions multilatérales pour contraindre des partenaires économiques à se plier à la seule loi de l’intérêt des Etats-Unis. Cela dit, la politique du président américain ne s’oppose pas au libre-échange en tant que tel. Simplement, si l’on ose dire, il veut le libre-échange dans un seul sens : le sien. Jusqu’à présent la recette est appréciée vivement par les électeurs trumpistes. Mais un tel égoïsme national forcené se heurtera, tôt ou tard – et sans doute plus tôt que tard – à d’autres égoïsmes nationaux. Ce qui peut nous amener à des conflits armés qui monteront en intensité ou alors à une coalition d’intérêts nationaux contre les Etats-Unis dans une guerre économique dont l’issue risque de décevoir les souverainistes américains.
Surtout, cette forme nationaliste du souverainisme n’offre aucune réponse aux urgences climatiques et sanitaires qui ne peuvent se régler que par des mesures supranationales.
L’erreur est donc de considérer la souveraineté comme une fin en soi. Elle est avant tout un moyen. Et un moyen essentiel sans lequel les décisions d’un groupe humain resteraient lettre morte. Il faut plutôt la concevoir sous la forme de poupées gigognes, les souverainetés s’emboitant les unes dans les autres.
SouverainetéS
La souveraineté nationale n’est donc pas la seule à considérer. La souveraineté locale devrait être respectée en premier lieu afin de privilégier les échanges de proximité. Elle ne l’est pas suffisamment, surtout en France. Acheter des objets à l’autre bout du monde, alors qu’ils peuvent être manufacturés dans l’immeuble d’à côté, n’est peut-être pas la solution la plus intelligente. En outre, le pouvoir local est essentiel pour garder ou rétablir la cohérence sociale. La désertification de la campagne française pèse lourd dans le vote lepeniste.
Cela dit, l’autarcie locale absolue n’est ni possible ni même souhaitable. Cela priverait l’humain de son besoin vital d’avoir devant lui de nouvelles perspectives. Interviennent alors, pour régler les problèmes qui dépassent l’échelon local, d’autres souverainetés interrégionales qui s’emboitent dans la souveraineté nationale.
Cette structure est archiconnue, il s’agit du bon vieux fédéralisme, instauré dans une grande partie des Etats démocratiques. Mais cela se gâte dès que l’on veut franchir les échelons supérieurs. Or, pour affronter le dérèglement climatique et les épidémies infectieuses, les souverainetés nationales se révèlent impuissantes dans un cas et moins efficaces qu’escompté dans l’autre.
L’Union européenne a choisi un curieux mode d’organisation ni centraliste ni fédéraliste qui n’aboutit qu’à l’impuissance. Quant aux organisations internationales, elles n’existent que par la volonté des Etats et restent soumises à leur bon vouloir.
Il n’existe donc aucune souveraineté supranationale, la seule qui disposerait de la taille nécessaire pour parer au dérèglement climatique et assurer une protection plus efficace contre les épidémies.
Cette souveraineté supranationale serait aussi la seule entité à même de contraindre les GAFAM[1] et autres multinationales à payer ces impôts qu’ils éludent en faisant du saute-frontières. Il y aurait là un gisement fiscal intéressant pour alimenter la structure supranationale.
Ces idées sont tout sauf nouvelles. Hélas, la volonté des castes politiciennes d’en rester à des structures obsolètes – mais encore rentables pour elles – paralyse tous les débats sur les souverainetés à venir.
Jean-Noël Cuénod