Il n’est pas de saints, juste des anges déchus. L’abbé Pierre n’a pas échappé à ce lot commun des humains. Figure lumineuse qui a éclairé le XXe siècle, le voilà rattrapé, 17 ans après sa mort, par sa part d’ombre. Le contraste n’en est que plus saisissant. Dieu merci, les paroles aujourd’hui se libèrent. Que ceux qui ont des oreilles entendent.
Organisation de solidarité et de bienfaisance créée par l’abbé Pierre, Emmaüs International a eu la courageuse décence de rendre publique l’enquête qui met à mal la stature iconique de son fondateur (lire le rapport intégral).
A sa demande, le groupe Egaé (1) a mené une enquête sur de potentiels faits de violence à caractère sexuel attribués à l’abbé Pierre entre la fin des années 1970 et le début des années 2000.
L’aura puissante de l’abbé
Le rapport d’enquête révèle notamment:
Cinq personnes entendues en entretien font état de comportements répétés. Deux témoignages ont été adressés à Emmaüs International faisant état de comportement similaires (non répétés). Une des femmes victimes déclare qu’elle était mineure au moment des premiers faits (16 à 17 ans).
Il s’agit de propositions et propos à connotation sexuelle, des contacts physiques non sollicités ou des tentatives de cet ordre.
L’aura puissante qui nimbait la figure de l’abbé a permis de rejeter dans l’ombre ce que les victimes avaient subi, comprend-on à la lecture de ce rapport:
Toutes parlent d’une forme de sidération lors des faits. Elles disent : « Est-ce que cela se passe réellement ? », « Est-ce qu’il se rend compte ? », « C’est l’abbé Pierre, je ne peux rien faire ». Le groupe Egaé a perçu dans certains des récits une forme d’emprise alimentée par la différence d’âge, le statut de l’abbé Pierre et une forme d’idolâtrie (…)
Cette explication de l’une des victimes a été largement reprise dans les médias:
« J’ai l’habitude de me défendre. Mais là, c’était Dieu. Comment vous faites quand c’est Dieu qui vous fait ça ? »
Sanctifié par le peuple
L’Eglise romaine s’est bien gardée de sanctifier ce prêtre qu’elle n’appréciait guère même si elle a su profiter de sa renommée médiatique. C’est le peuple qui a posé sur son personnage l’auréole d’un saint. C’est encore plus fort qu’une bulle papale!
Cette confusion entre un homme et le Créateur de toute existence a été entretenue au fil des siècles par Rome qui, contrairement à la Réforme, confère à ses prêtres le rôle d’intermédiaire entre Dieu et les humains. Un rôle si éminent – mais si illusoire – qu’il peut rendre fou celui qui en est investi.
Mais Rome n’est pas seule responsable. Ce n’est ni l’abbé Pierre ni son Eglise qui, à eux seuls, ont propulsé cette figure sur un trône divin. C’est chacune, chacun de nous dans notre quête de tutelle, notre soif de divinité en chair et en os, surtout, notre refus de grandir.
Il reste l’homme
Après ces révélations, nous avons mal. Car nous l’aimions bien cet abbé pas très catholique qui fréquentait un bordel à Genève (lire à ce propos le témoignage de l’écrivaine et courtisane suisse Grisélidis Réal), s’emportait contre les puissances du fric et avait des accents si mobilisateurs contre le scandale de la pauvreté.
L’abbé Pierre était une idole et comme telle le voilà déchu. Il reste l’homme dans toutes ces dimensions entre saloperies et splendeurs. L’homme qui ne peut plus répondre de ses forfaits, ni s’en expliquer.
Il reste les victimes
Il reste surtout à entendre, à écouter la voix des victimes réduites au silence par l’aura de ce dieu trop humain.
«Toujours je veux devenir saint…», écrivait-il dans son journal, le 29 décembre 1931.
Dans les chantiers du Grand Architecte de l’Univers, il n’y a que des ouvriers qui font ce qu’ils peuvent en trimballant dans la lumière leur besace d’ombres.
Jean-Noël Cuénod
1 « Le groupe Egaé est une agence de conseil, de formation et de communication experte de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la lutte contre les discriminations, de la diversité et de la prévention des violences sexistes et sexuelles » (groupe-egae.fr).
Merci de cette analyse, cher Jean-Noël.
Puis-je la partager sur mon fil FB ?
« Je veux devenir un saint » écrivait-il. Un peu moins de prétention s’il vous plaît: Devenir un homme est déjà assez difficile.
Se fixer des objectifs innatteignables n’est-ce pas une manière perverse de tout se faire pardonner ? d’anticiper un pardon? Je n’aime pas ces exaltations.
Pourquoi avons-nous besoin de croire au(x) messie(s)? De nous en fabriquer?
Bien à toi JN.
Bises à vous deux
Claire
Mes amis au secours, une femme vient de mourir gelée sur le boulevard Sebastopol , appel de l’abbé Pierre hiver 1954
Son appel m émeut encore..
Le noir est une couleur écrivait Grisélidis
Le soir est une douleur avait-on écrit.
Quelle tristesse dans la nuit noire de Paris, où une âme lumineuse portait en elle une ombre ténébreuse
Cher Jean-Noël
Merci pour tes écrits
Avec toute mon amitié
Gisèle
Cher Jean Noël,
tout d’abord merci pour ton analyse toujours aussi juste et parfaite !
Je dois reconnaitre qu’Emmaüs a eu le courage de s’attaquer à son fondateur et à cette image devenue une icone, par la volonté de la faiblesse humaine et l’irrationnalité des individus. Je félicite cette organisation pour le courage montré, ainsi que pour l’exemple donné à d’autres « béatifiés » de notre société.
Alors que nos politicards, dont je ne nourris aucune considération (tu le sais), accusés des mêmes crimes s’esquivent derrière toute sorte d’immunité et le principe de présomption d’innocence, usé et abusé à loisir…pour organiser leur fuite devant leurs responsabilités…! Alors, oui, les organes liés à l’église de Rome, que l’on prétend Sainte, elle est capable encore une fois de se transformer pour devenir un caillou dans les grosses chaussures des prétendus laïques, qui parlent, critiquent, discutent, mais surtout…ne font rien.
J’ai écrit quelque chose mais je ne le vois plus. J’y comprends rien à tous ces trucs.