A la Franc-Maçonnerie, merci!

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Tableau peint et offert en 1991 à la Loge La Constance à Aubonne (VD) par le regretté artiste Ernest Wirtz.

40. Il y aurait tant à dire sur ce nombre… C’est le plus cité dans la bible. Les Hébreux ont erré 40 ans dans le désert avant d’atteindre la Terre Promise. Jésus a vécu ce même désert pendant 40 jours après son Baptême. Et – hop! – dérupitons (1) de ces sommets vers le fin fond de la plaine: il y a 40 ans, jour pour jour, j’ai été reçu au sein de la Franc-Maçonnerie.

5 juin 1983 (2). Il fait chaud, ce dimanche matin-là, dans la voiture de mon Frère aîné et Parrain – le toujours regretté Bernard–, qui roule toutes fenêtres ouvertes vers Aubonne, gros nombril au milieu des vignes de La Côte qui relient les premiers coteaux du Jura suisse aux rives du Léman. Un bourg plus Vaudois que nature.

La brise enflammée d’un été précoce s’y engouffre. Parfum des blés gorgés de soleil, fragrances des foins coupés.

Et les dominant, l’odeur du lac, puissante, sucrée, poivrée, musquée, écœurante et maternelle comme les aisselles de paysanne. Odeur repoussante et consolatrice.

La nature offrent un avant-goût des purifications qui m’attendent dans ce temple d’Aubonne chargé d’Histoire et de mystères. Les labours fraîchement remués annoncent la rectitude des trois pas qui me sera bientôt enseignée.

Une Loge dans ses murs depuis 1798

Oui, ce 5 juin 1983,  il fait vraiment très chaud lorsque je franchis le seuil de cet austère bâtiment qui depuis 1798 appartient à la Loge « La Constance ». Elle fut créée par des francs-maçons vaudois, dont certains partirent en exil vers le Paris de la Révolution, revinrent au pays sous l’uniforme de la Grande Armée et bâtirent leur Atelier sur les ruines d’un autre que l’Ancien Régime bernois avait détruit. Cette Loge mise à mal s’appelait « L’Amitié à l’Epreuve ». L’épreuve fut rude, en effet. Fatale, même. Celle qui lui  succédé aura tout autant mérité son nom, « La Constance », puisque depuis 225 ans cette Loge demeure toujours active.

« Ils » sont là…

Derrière les rideaux des maisons alentours, on devine des frémissements inquiets et curieux. « Ils » sont là, envahissant l’auberge centrale et les trottoirs, tous vêtus de noir, portant des valisettes avec une mine de conspirateurs.

« Ils », c’est-à-dire les francs-maçons venus des campagnes et villes avoisinantes. Dans ce bourg, tout le monde les connaît. Ils suscitent un mélange de sentiments qui agite crainte, méfiance, envie, fantasmes et respect. L’inquiétude est d’autant plus vive que ces Frères ressemblent à leurs voisins comme deux ceps de vignes.

Certains sont même des notables du coin : syndic (c’est-à-dire maire) d’un village proche, juge de paix – qui connaît donc tous les secrets familiaux de la région – chef du chœur mixte – qui fait chanter du Bach aux villageois – voire président du conseil paroissial et même, mais oui, pasteur. Voyez-vous ça ! Heureusement que les églises protestantes sont dépourvues de bénitier, sinon combien de diables s’y agiteraient…

La légende de la Malarmarie

En deux siècles de présence dans cette localité qui n’est plus un village mais pas encore une ville, les francs-maçons ont généré des légendes dont l’effroi a enflé au fil des décennies.

Citons la plus célèbre qui court encore de pinte en pinte – le terme vaudois pour « bistrot » :

En entrant en Maçonnerie, le nouveau venu doit descendre dans les entrailles du Temple jusqu’au bord de la Malarmarie (c’est le nom de la rivière souterraine qui, effectivement, coule sous l’immeuble de « La Constance »). Là, le gars doit la traverser entre deux rangées de femmes nues d’une aveuglante beauté. S’il pose ne serait-ce qu’un bref regard sur leurs charmes, il est aussitôt mis à mort par les FrancsMacs et son corps est dépecé, puis jeté dans le courant de la Malarmarie .

Bien sûr, on n’y croit plus guère à cette histoire. Mais il en reste des traces dans les consciences aubonnoises. Sans le savoir, en racontant cette légende sur le ton goguenard de ceux qui sifflent dans la forêt pour chasser leurs craintes, les gens du lieu remuent des brassées de symboles qui évoquent la maîtrise de la Raison sur les emportements du corps, l’Eve éternellement tentatrice, induisant la transgression et donc la progression vers la Connaissance, l’eau tantôt mortifère quand elle dissout les corps, tantôt bénéfique lorsqu’elle permet à l’initié de prendre pied sur la rive où la Lumière lui sera donnée.

Ce n’est toutefois pas ce mythe local qui me tenaille l’estomac… Je n’en mène pas large. D’autant moins large que le cabinet de réflexion a l’étroitesse humide d’un utérus. Drôle d’utérus d’ailleurs, composé d’un cercueil empli de terre et de poussières d’os ainsi que d’une table garnie d’un quignon de pain sec, d’un verre d’eau douteuse, de coupelles contenant du sel et du mercure, d’une feuille où je dois rédiger mon testament maçonnique et dire ce que je pense de mes devoirs envers l’Eternel, l’humanité, le pays, ma famille et la Franc-Maçonnerie.

« Vive la mariée! »

La suite des événements se perd dans un magma de sensations fortes. C’est un temps qui n’appartient qu’à moi et à ceux qui ont vécu ce moment. Rideau.

Ensuite, les agapes se déroulent comme il est de tradition, dans une auberge de la campagne vaudoise où le patron et son personnel savent disparaître pendant le rituel de table pour aussitôt réapparaître au bon moment. A la fin du repas, je descends les escaliers de l’auberge dans mon complet tout neuf. C’est alors qu’un petit malin s’écrie : « Vive la mariée » sous les rires de tout le village.

Aubonne à Paris

Le cours de l’existence m’a fait quitter Aubonne – mais mon coeur y est resté quelque part dans la poussière du vieux Temple – pour travailler à Paris.

Après plusieurs mois de quête, j’ai finalement trouvé Loge à mon pied. Et à celui de mon épouse, également reçue Franc-Maçon mais à Genève. Ce sera « La Pensée Ecossaise » qui tient séance en face du cimetière du Montparnasse

J’y ai retrouvé, et y retrouve encore, les mêmes types de Maçons qu’à Aubonne : le Savant qui connaît tout du rituel, le Sage qui en explique les arcanes, l’Humoriste qui détend l’atmosphère, pile au bon moment, l’Anarchiste qui ne cesse de régler ses comptes avec le Grand Architecte de l’Univers, le Militant laïc qui ne rate aucun office religieux, le Rêveur qui descend de ses nuages, l’Artiste qui y remonte, le Curieux qui n’est jamais satisfait des réponses qu’on lui offre, le Fraternel qui se plie en trois, voire en quatre et plus, pour aider son prochain et même son lointain, le Grincheux qui met le doigt juste là où ça fait mal, le Fédérateur qui ne cesse de réunir ce qui est épars dans son Atelier… et tant d’autres qui démontrent qu’il faut vraiment de tout et de tous pour faire une Loge.

Magie…

S’il est une magie en Franc-Maçonnerie, c’est celle-ci: faite tenir dans un même creuset des mystiques et des athées, des croyants rationalistes et des incroyants qui le sont tout autant, des agnostiques qui cherchent, des pratiquants qui cherchent encore, des allumés de la spiritualité et des adeptes des Lumières, des alchimistes du rêve et des quêteurs de sens.

Ciment essentiel pour que cet agrégat disparate fasse construction: le rituel, cette mise en geste et en voix du langage symbolique de la Franc-Maçonnerie qui propose toujours et n’impose jamais.

Un rituel peaufiné par les siècles et qui, de ce passé tire sa force pour progresser vers toujours plus de connaissance.

« Connaissance? Vous avez dit « connaissance »?

Mais quelle connaissance? Elle est aussi visible et impalpable que l’horizon. Elle est constituée par les tentatives de réponses, forcément transitoires, provisoires et aléatoires aux questions que chacune et chacun se posent, une fois satisfaits les besoins de base: pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? L’Eternel est-il la Réalité des réalités ou l’Illusion suprême? La conscience s’éteint-elle avec la mort du corps?

D’autres types de questionnement apparaissent aussi: comment oeuvrer pour que les humains s’émancipent? Comment défendre toutes les libertés, à commence par la liberté de conscience? Que faire pour transmuer l’injustice sociale en justice générale?

Les deux jambes de la Franc-Maçonnerie

Car la Franc-Maçonnerie a deux jambes: l’une spirituelle et l’autre, sociale. Privilégier l’une au détriment de l’autre, c’est la boiterie assurée.

Alors, à la Franc-Maçonnerie, merci.

Merci pour ce lieu désormais bien rare où chacune et chacun peut débattre âprement sans jamais s’injurier, échanger sans crainte que sa parole soit distordue, changer d’avis sans essuyer de reproches. La Loge, c’est le contraire de l’arrêt Miranda: tout ce que vous y direz ne sera jamais retenu contre vous.

Merci pour toutes ces rencontres émouvantes parfois, passionnantes souvent, enrichissantes toujours.

Merci pour toutes ces petites Lumières qui se sont allumées au long de ces 40 années, en attendant que surgisse la Grande.

Merci pour l’amour fraternel. Et pardon de ne pas y avoir suffisamment contribué.

Gracias a la vida.

Jean-Noël Cuénod

1 Ne cherchez pas, c’est du Suisse romand!

2 Pour les puristes en Maçonnerie: cinquième jour du quatrième mois de l’An 5983 de la Vraie Lumière.

6 réflexions sur « A la Franc-Maçonnerie, merci! »

  1. Cher Jean-Noël, 40 ans !
    On a envie d’en savoir plus sur cette journée incroyable 🙂
    Mais le mystère plane et c’est bien ainsi.
    Je t’embrasse.

  2. Aubonne, Paris…ou….
    c’est toujours et encore le 1er pas qui compte !
    Se mettre en chemin pour…ce n’est pas la destination qui est importante mais les personnes que l’on rencontrera et qui marchent en même temps et dans la même direction.
    40 ans ! Chapeau bas Jean-Noël ! Des franges au Tablier bien méritées

  3. C’est très beau… comme la plupart de tes propos.
    En espérant avoir la chance et le bonheur de te revoir bientôt.

  4. Encore une raison de demande de « Fraternisation »! Sans le savoir j’avais deviné cette qualité que le partage bien modestement. Ayant cessé de pratiquer pour de mauvaises raisons certainement !

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