« Esculape », c’est ainsi que le docteur Pierre Rentchnick signait ses chroniques médicales dans la Tribune de Genève. Une collaboration qui a duré de longues années au cours desquelles cet écrivain-médecin fut le passeur de sa passion – l’art de soigner – usant de son stylo comme d’un scalpel, ciselant la phrase comme l’on débride une plaie.« Esculape » a rejoint, récemment, au Panthéon des médecins la figure symbolique qu’il avait choisie pour pseudonyme. Il approchait de son nonante-troisième anniversaire. Que sa famille et ses amis reçoivent le modeste hommage de l’ancien galapiat de la « Julie » qui, il y a de nombreuses lunes, mettait en page les papiers du Docteur Pierre Rentchnick.
Il fut aussi l’âme et le cœur de la Revue Médecine & Hygiène et le créateur du Cardiomobile, ce véhicule radio-médicalisé qui a servi de pionnier pour le développement l’urgentisme en Suisse et au-delà.
Le grand public francophone a connu l’écrivain-médecin grâce à ses livres dont certains furent des « gros-vendeurs » : Les Orphelins mènent-ils le monde ? (Stock, en collaboration avec Pierre de Senarclens et André Haynal), Esculape chez Mao-Tsé Toung (Editions Berger-Levrault), Ces malades qui font l’histoire (Plon) surtout Ces malades qui nous gouvernent et Ces nouveaux malades qui nous gouvernent (Stock, en collaboration avec Pierre Accoce).
On se doutait un peu que maints de nos hauts dirigeants étaient de grands malades. Mais ces deux derniers ouvrages nous en administrent la plus convaincante des preuves. L’état de santé des hommes d’Etat fait désormais partie des critères essentiels pour jauger leur action. La maladie qui gouverne les gouvernants peut devenir l’un des facteurs essentiels à l’heure des choix historiques.
Ainsi, c’est dans un état de santé terriblement dégradé que Franklin D. Roosevelt s’est déplacé à Yalta (photo prise à ce moment-là) pour la fameuse conférence qui décida du partage de la planète. Mal conseillé et mal suivi par son médecin personnel, le président des Etats-Unis n’a pas résisté dans son face-à-face avec Staline. Churchill n’a pu qu’assister impuissant à cet échange inégal, la Grande-Bretagne – victorieuse mais épuisée – n’étant plus en mesure de se substituer à la puissance américaine pour s’opposer à l’ogre stalinien. Six semaines plus tard, Roosevelt mourait. Et le docteur Rentchnick de conclure que si Staline avait eu en face de lui un Truman alors en pleine forme, le sort de l’Europe de la seconde moitié du XXe siècle en aurait été sans doute différent.
De Moshe Dayan à de Gaulle – en passant par Staline, Churchill, Khomeini, Kennedy, Pompidou et tant d’autres – la courbe de température des dirigeants a souvent donné la fièvre à leurs peuples. Et que dire de François Mitterrand qui a régné avec un cancer durant deux septennats, sans que les citoyens qui l’ont porté à la présidence n’en sachent rien ?
Ces ouvrages décrivent aussi toute la complexité qui se noue entre le médecin, son patient qui, jamais, ne sera « comme un autre » et le secret médical qui se mue alors en secret d’Etat. De leur lecture, on en sort convaincu que la soif du pouvoir n’est autre chose qu’une forme de maladie, hélas inguérissable. Une maladie dont nous payons tous, peu ou prou, le prix. Nous devons à « Esculape » d’avoir mis le doigt sur cette plaie incicatrisable.
Jean-Noël Cuénod