Jamais nous n’avons eu autant besoin d’Europe et jamais l’Union européenne n’a paru aussi impuissante. La guerre terroriste a sévi une fois de plus. A Bruxelles, au cœur de l’UE. Pour l’Etat islamique, il s’agit de frapper fort sur le maillon faible de ce monde démocratique qu’ils veulent anéantir.
Il existe, certes, des causes internes à la France et à la Belgique pour expliquer la fréquence des attentats et alertes terroristes dans ces deux pays. Mais on ne saurait s’en contenter et occulter l’état agonique des institutions européennes. Elles se sont révélées incapables de juguler le trafic d’armes intense qui fait de l’AK 47 un produit de grande consommation (on peut les acquérir sur internet, de 250 et 3000 euros, en fonction de leur qualité ou des manipulations à accomplir pour les réarmer), incapables de coordonner les services de renseignements nationaux, incapables de créer un Parquet et un FBI européens seuls à même de mener une répression cohérente et efficace contre la cinquième colonne du terrorisme.
L’impotence de l’UE est criante en matière de diplomatie. Alors que les réfugiés syriens se pressent à ses frontières pour fuir les ravages de la guerre, l’Union n’est d’aucun poids dans ce conflit devenu international. De toute façon, sans armée, comment l’Europe pourrait-elle se montrer crédible face aux Russes, aux Américains et même aux Iraniens ?
Le pire a été atteint avec l’accord entre l’Union européenne et la Turquie. N’étant pas parvenu à établir une politique d’asile pour les réfugiés, Bruxelles en a confié la gestion à Ankara qui n’est même pas membre de l’UE. Bien entendu, l’autocrate ottoman Erdogan a obtenu de l’Europe l’essentiel de ce qu’il revendiquait : trois milliards d’euros supplémentaires, en sus des trois autres déjà accordés, la libéralisation des visas pour les ressortissants turcs et l’accélération des négociations pour l’entrée de son pays dans l’Union européenne.
En quelques semaines, l’Etat turc est devenu le sauveur de l’Europe, alors que la politique d’Erdogan vise à imposer une vision rétrograde de l’islam dans son pays et à détruire les troupes kurdes, fer de lance contre l’Etat islamique avec lequel Ankara s’est d’ailleurs montré fort complaisant pendant trop longtemps. Ce n’est pas une vipère que l’Europe réchauffe dans son sein mais un boa constrictor.
Le vice d’origine
Comment l’Union européenne est-elle tombée aussi bas ? Comme toujours récitons ce mantra avant d’hasarder une réponse : tout effet politique a des causes multiples. Sans doute faut-il remonter à la genèse de la construction européenne. Dans l’esprit de ses concepteurs au début des année 50 – notamment le ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman, né Allemand et devenu Français après la restitution de l’Alsace-Lorraine – il s’agissait de rendre impossible un nouveau conflit entre la France et l’Allemagne en mettant en commun le charbon et l’acier, ces deux poumons de la guerre à cette époque. Le Traité CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) a été ouvert à d’autres pays. L’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas l’ont rejoint et le Traité fut signé entre les six Etats le 18 avril 1951, jetant les bases de la future Europe communautaire (voir la vidéo à la fin de ce texte). Celle-ci s’est concrétisée par le Traité de Rome du 25 mars 1957 qui a créé la Communauté économique européenne et le Marché commun.
Robert Schuman avait fait la couverture de Time, le 1er mars 1948
L’union devait donc se construire par l’économie, ce qui, dans le contexte historique, s’expliquait aisément. Mais la démarche recelait un vice initial ; elle obéissait à cette sorte de marxisme mécaniste qui imprégnait la pensée politique de l’époque, même dans des milieux de droite. L’économie est l’infrastructure de la société qui fait naître, comme par reflet, la superstructure, c’est-à-dire le droit, la culture, les politiques intérieures, diplomatiques et militaires. En agissant sur l’infrastructure, on change automatiquement la superstructure. C’est simple. C’est mécanique. Mais c’est faux, comme nous le démontre la situation actuelle de l’Union européenne. Il ne suffit pas de remplir les ventres pour changer les têtes. D’ailleurs, Marx lui-même condamnait cet enchainement mécaniste pour lui préférer le rapport dialectique : l’infrastructure créé la superstructure mais celle-ci, à son tour, influence celle-là.
Dès lors, en ne s’occupant que de l’économie, l’Union européenne a laissé de côté tout ce qui fait peuple, à savoir le sentiment d’appartenir à une communauté humaine solidaire qui s’exprime par la culture, par une idéologie commune et pas seulement par des normes calibrant la courbure des concombres. Cette primauté donnée au commerce a attiré vers Bruxelles la Grande-Bretagne qui a toujours voulu transformer l’Europe en vaste zone de libre-échange, tout en conservant ses liens privilégiés avec les Etats-Unis. Une fois installés dans la place, les Britanniques ont tout fait pour diluer l’Union dans le nombre, sans que les six pays fondateurs de la CEE ne réagissent.
L’UE n’a aucune vision du monde, contrairement à la Russie poutinienne, aux Etats-Unis, à la Chine concurrente. Et à l’entité terroriste qui a pour nom Etat islamique. N’ayant aucune vision du monde, elle est incapable de développer sa diplomatie, sa politique de défense, sa sécurité intérieure et sa justice pénale.
Elle est devenue une sorte de monstre obèse qui erre à l’aveugle sur la planète en feu.
Le Brexit un espoir ou illusion ?
L’UE est donc un échec et l’on voit mal comment elle pourrait le transformer en espoir. La sortie de la Grande-Bretagne de l’Union, à la suite du référendum organisé par Londres le 23 juin prochain, constitue-t-elle un espoir pour reconstruire cette Europe en miettes, comme le suppose l’ancien premier ministre français Michel Rocard dans L’Opinion ?
Outre qu’il est hasardeux de parier sur l’issue d’un tel vote, le Brexit, de son seul fait, ne rendra pas l’Europe à elle-même. Mais il peut, au moins, permettre d’amorcer le développement d’une Europe à plusieurs vitesses ou « à la carte ». Les Etats voulant avancer vers leur fédéralisation se mettant alors ensemble, laissant les autres évoluer à leur rythme. Car pour associer des peuples de cultures différentes, l’humanité n’a encore rien inventé de mieux que le fédéralisme. Mais pour ce faire, il faut plus que décréter des normes sur la qualité des yaourts. Il faut développer une vision du monde commune et accepter de s’engager pour elle, au risque de sa vie. On en est bien loin.
Jean-Noël Cuénod
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