La tendance est apparue avant son règne, mais Sa Majesté Covid XIX a fait plus que la renforcer, elle a poussé les feux de son infection. De quoi s’agit-il ? Du triomphe de la polémique sur le débat. L’actuel succès de l’une sur l’autre porte atteinte à l’hygiène démocratique. Et contribue à empuantir l’atmosphère.
Les deux mots paraissent synonymes. Ils ne le sont pas. Certes, leur origine semble proche : le grec polémikos (guerrier) pour l’une, le latin batuere (donner des coups) pour l’autre. Toutefois, cette étymologie cousine recèle une première faille qui ne cessera de s’agrandir au fil du temps : si tout guerrier est censé donner des coups, celui qui en donne n’est pas forcément guerrier. La guerre est une machine à tuer bien supérieure en violence au simple fait d’infliger un coup à quelqu’un.
L’évolution du mot « débat »
Dans son émission Le mot du jour sur RCF, le lexicologue Jean Pruvost a bien tracé l’évolution du mot « débat » en français (source : https://rcf.fr/la-matinale/d-ou-vient-le-mot-debat). «Lorsque le verbe débattre paraît en 1050 dans notre langue, il est (…) relié au mot souche dont il est issu, battre, qui lui-même vient du latin battuere, donner des coups, notamment sur le visage (…) Le verbe débattre et son substantif, le débat, sont d’abord attestés avec cette même valeur belliqueuse.(…) En 1283, se repère une heureuse évolution, précisément dans Les Coutumes de Beauvoisis[1], où débattre prend un sens second celui correspondant au fait pacifique de discuter. Débattre en somme pour ne pas se battre. »
Si le terme de « débat » est devenu plus civil, celui de « polémique » a persévéré dans son acception guerrière, tout en prenant d’abord un tour littéraire. En effet, dans son sens premier, « polémique » est ainsi décrit par Littré : « Qui appartient à la dispute par écrit. » On peut préférer cette définition de Voltaire, criante de vérité : Les livres qu’on a appelés polémiques par excellence, c’est-à-dire ceux dans lesquels on dit des injures à son prochain pour gagner de l’argent. (Œuvres complètes, volume 5, chapitre sur les mensonges).
La Reine de la Nuit sur les réseaux sociaux
Comme notre société est en train de régresser au stade oral, la polémique a quitté le seul champ de l’écrit pour s’installer en Reine de la Nuit dans la nébuleuse médiatique. Elle est particulièrement active au sein des réseaux sociaux tout à leur onanisme collectif et compulsif. La formule de Voltaire s’étend sans difficulté aux Twitts. Sauf que ce n’est pas toujours pour gagner de l’argent que l’on insulte son prochain. C’est aussi pour rouler de faibles mais grinçantes mécaniques. Ou alors pour le simple fait d’assouvir une pulsion. On a poussé son coup de gueule. Et, waouf, ça va mieux dis donc !
Si l’on remonte au temps de l’écrit, il y eut de brillants polémistes. Style aiguisé, syntaxe nerveuse mais fluide, traversée de temps en temps par des éclairs de génie, phrases qui sont autant de flèches ardentes, empoisonnées, tueuses parfois, blessantes toujours, ignobles le plus souvent. Bravo l’artiste ! Et après ? Rien. Même parfumée d’essence esthétique, même élégamment troussée la polémique ne porte aucun fruit. Et aujourd’hui, ont succédé à Bloy et Céline, Trump et Zemmour.
Ce torrent que le sable épuise
Elle se présente, dans le moins pire des cas, comme un torrent qui saute de rocher en rocher, déchire la pierre, gronde, jaillit, éclabousse, serpente, feule, siffle, emperle d’eau son rivage. On a le souffle coupé. Une pointe d’admiration naît de cette scène orgiaque. Jusqu’à ce que le regard se porte en contrebas, vers la plaine où le torrent s’assèche dans les sables, sans y rencontrer la moindre rivière.
Une bouche sans oreille
Pourquoi ? Parce que du fait de sa nature, la polémique n’écoute pas. Elle est incapable de prendre en compte ce que dit son autre tant haï. C’est une bouche sans oreille avec un cerveau monomaniaque qui ne fonctionne que sur le mode « injure ». Dès lors, faute de combattant, il n’y plus de combat. Ou plutôt, il n’y a jamais eu de combat, seulement un feu de haine qui s’épuise dans ses cendres.
Le débat est d’un tout autre ordre. Il suppose la confrontation, le duel dont l’étymologie postule la dualité. Il y a forcément un autre. Détesté peut-être, mais dont il est impossible d’ignorer le propos puisque c’est justement sur lui que l’on va rebondir. Ce propos, on le conteste, bien sûr. On cherche sa faille, sa paille dans le verre. Mais cela suppose qu’on le prend en considération, qu’on y réfléchit. L’intelligence y trouve ses aliments.
Il arrive même que l’on soit convaincu par l’argument de l’autre. Soit on le constate et on va boire un verre ensemble pour causer mais plus pour débattre. Soit on mobilise toute sa mauvaise foi pour trouver les arguments nécessaires à la poursuite du match. Même dans ce cas, se triturer les méninges pour trouver la parade oblige à la réflexion.
Le débat peut être vif, très vif, voire dégénérer en stérilité. Il devient alors un simple affichage de polémiques opposées. Mais ce n’est pas une fatalité. La plupart des débats sont féconds. Alors que la polémique, elle, reste stérile.
L’hygiène démocratique
Cette mécanique des échanges est la mesure première pour assurer l’hygiène démocratique d’une nation, c’est pourquoi les dictateurs et leurs apprentis la détestent tant alors qu’ils apprécient la polémique.
Or, depuis que l’ultralibéralisme – forme politique du capitalisme financier mondialisé – a triomphé un peu partout, la société s’est éclatée en une myriade d’individualités que nourrissent les réseaux sociaux qui, par le jeu de leurs algorithmes, forment des groupes virtuels partageant la même opinion. Excellent pour lancer des polémiques. Désastreux pour entamer des débats. Destructeur pour la démocratie.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la revue Le Débat, dirigée par l’historien Pierre Nora et le philosophe Marcel Gauchet, publie maintenant son ultime numéro après quarante ans d’intelligence partagée.
Le COVID19 aggrave la situation
Les mesures prises pour contrer la contamination au COVID19 ont encore aggravé la situation au détriment du débat et au profit de la polémique. Exemple parmi d’autres : anti-masques et pro-masques débitent leurs motifs de colère, les uns contre la mesure liberticide de l’Etat, les autres contre la posture irresponsable des fêtards. Comme chacun reste cloîtré dans son camp, ces colères s’autoalimentent en circuit fermé. Comme l’habitude de débattre et d’argumenter tend à se perdre, s’il y a rencontre entre les deux camps, elle éclate en échange d’insultes. Aucun débat, n’est alors possible. Et chacun repart de son côté pour se faire congratuler par les siens.
La sauvegarde de la démocratie passe donc par le réapprentissage du débat. Mais qui veut vraiment sauver la démocratie ?
Jean-Noël Cuénod
[1] Il s’agit d’un ouvrage de droit rédigé par le grand jurisconsulte médiéval Philippe de Beaumanoir.
Pour que le tabouret discursif tienne debout on pourrait ajouter un troisième pied: la satire… le sartiriste étant à la polémique ce qu’est le sauteur en hauteur au hamster qui pedale furieusement dans la roue de sa propre semoule… tout ça juste histoire de s’amuser en passant