Professeur émérite de l’Université de Genève, le philosophe et critique George Steiner est décédé lundi en Angleterre. Il fut – avec feu Jean Starobinski, autre universitaire genevois – l’un des grands passeurs de la littérature au XXe siècle. Regard pétillant et inquisiteur, sourire ironique en coin, à la Voltaire, George Steiner avait l’érudition toujours pénétrante, jamais pesante. Il maîtrisait cet art devenu si rare de la profondeur légère. C’est donc au passé qu’il faut désormais évoquer ce « passeur d’écritures » si présent dans la culture européenne, décédé, lundi, dans sa maison de Cambridge à l’âge de 90 ans.
Né à Neuilly-sur-Seine le 23 avril 1929 dans la riche banlieue parisienne, de parents issus de la brillante élite juive de Vienne. Rendu inquiet par la montée persistante de l’antisémitisme nazi en Autriche, le père de George Steiner avait convaincu sa femme de s’exiler en France, puis aux Etats-Unis. A l’instar de Jean Starobinski – autre sommité de la critique littéraire et professeur à l’Université de Genève –, ce parfait trilingue allemand-anglais-français a étudié à Chicago dans des domaines aussi différents que la littérature, les mathématiques et la physique. Cela explique sans doute sa rigueur de jugement alliée à la facilité de passer d’une discipline à l’autre qui en a fait l’un des maîtres les plus accomplis en littérature comparée. Professeur émérite de l’Université de Genève où il a enseigné la littérature comparée pendant vingt ans, 1974 à 1994, George Steiner a occupé des chaires correspondantes à Innsbruck, Cambridge et Princeton.
Il a également exercé le journalisme comme éditorialiste à l’hebdomadaire anglais The Economist, de 1952 à 1956 et, surtout, en tant que critique littéraire, au New Yorker, de 1966 à 1997. Ses critiques dans ce prestigieux magazine demeurent aujourd’hui encore des modèles à suivre.
La langue et les idées
Même si le professeur Steiner est généralement présenté comme un philosophe, il en récusait le terme dans ce qu’il pouvait avoir de « professionnel ». C’est ainsi qu’il qualifie son territoire de recherche :
Mon propre domaine est celui de l’étude du langage, de ses relations avec la littérature d’un côté, et avec l’histoire des idées et de la société, de l’autre. Deux termes allemands, dont il n’existe pas d’équivalents en anglais ou en français – Sprachphilosoph et Kulturkritiker – recouvrent plus ou moins ce domaine (Avant-propos de Martin Heidegger paru chez Albin Michel)
Un autre extrait d’un de ses principaux ouvrages – Errata. Récit d’une pensée (Gallimard)– illustre bien la démarche de Steiner qui aborde le mythe de la Tour de Babel de façon exactement inverse au discours convenu :
Chaque langue humaine représente l’une des possibilités d’un spectre vraisemblablement ouvert. Ces possibilités sont des lectures du temps et du monde auxquelles j’ai fait allusion. L’allemand « Weltanschauung » est précis et juste. Une langue remplit une alvéole de la ruche des perceptions et des interprétations potentielles. Elle articule une construction de valeurs, de sens, de suppositions qu’aucune autre langue n’égale exactement ou ne supplante. Parce que notre espèce a parlé et parle en des langues multiples et variées, elle engendre la richesse des milieux et s’adapte à eux. Nous parlons des mondes.
Babel aura donc été le contraire d’une malédiction. Le don des langues est précisément cela, un don et une bénédiction incalculables.
Un chemin tracé dans la jungle heideggérienne
Même s’il se refusait à se considérer comme un « philosophe professionnel », il fut l’un des rares à rendre compréhensible la pensée de Martin Heidegger aux anglophones, francophones et même, sans doute, à nombre de germanophones ! Il fallait bien être un « philosophe » particulièrement acéré pour donner accès à une œuvre philosophique de prime abord abstruse, voire opaque.
Le chemin qu’il s’est tracé dans la jungle Heideggérienne témoigne de cet ardent besoin de comprendre qui constitue le fil d’Ariane de George Steiner. Il a abordé l’œuvre de Heidegger en commençant d’abord par expliquer comment et pourquoi le philosophe allemand forge une langue qui n’appartient qu’à lui. Une langue qui exige une précision telle qu’elle en exclut les synonymes. C’est en cela que réside le génie de Steiner : se couler dans la langue heideggérienne, en saisir les tours et les détours, en extraire la substantifique moelle pour la rendre intelligible sans la trahir, qui plus est en anglais et en français.
L’improbable dialogue avec Rebatet
Martin Heidegger, membre du parti nazi, ne fut pas le seul écrivain situé à l’opposé de sa personnalité et de son histoire personnelle à captiver le professeur Steiner. C’est ainsi qu’il a entrepris un improbable dialogue avec Lucien Rebatet, gloire de la Collaboration littéraire parisienne durant l’Occupation et antisémite militant. Comment l’auteur d’un roman aussi lyrique, spirituel et délicat que Les Deux Etendards a-t-il pu adhérer aussi complètement à l’idéologie nazie jusqu’à se rendre indigne d’être fusillé comme l’aurait dit De Gaulle en le graciant? Comprendre l’incompréhensible, fut le destin de Georges Steiner. Et c’est nôtre depuis la Shoah.
Jean-Noël Cuénod
L’œuvre de George Steiner est immense. Dans la forêt de ses publications, ces quelques arbres :
– Errata. Récit d’une pensée (Gallimard)
– Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction (Albin Michel)
– Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture (Gallimard)
– Martin Heidegger (Albin Michel)
– Tolstoï ou Dostoïevski (Le Seuil)
– Il fut également auteur de romans dont cet étrange conte philosophique, Le Transport de A.H. : un groupe de chasseurs de nazis dirigé par un survivant de la Shoah retrouve la trace de Hitler au fond de la forêt amazonienne. Les éditions suisses Noir sur Blanc le republieront le 5 mars prochain dans la collection « La Bibliothèque de Dimitri » dans une traduction revue et corrigée, suivie par une postface inédite de l’auteur.
Cet article est paru en version plus courte dans les quotidiens Tribune de Genève et 24 Heures de mercredi 5 février 2020.
ESPACE VIDEO quelques minutes d’intelligence offertes par George Steiner.