Le hasard du calendrier judiciaire a bien fait les choses. Cette semaine, deux faces de la Suisse ont affronté la justice française. Deux Suisse qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. L’ex-numéro 3 de l’UBS Raoul Weil et ses coaccusés ont essuyé un sévère réquisitoire à Paris. Théo et Bastien, eux, affrontaient un autre Tribunal correctionnel à Gap. Un seul point commun : la frontière.
Dans les couloirs immenses, lumineux et glacés du nouveau Palais de Justice de Paris aux Batignolles, on les repère tout de suite. Ils arborent cette laborieuse élégance, ces coupes de cheveux savamment argentées, rappel de leur Graal financier, ce bronzage californien plaqué sur la rusticité alpestre des traits qui signalent aussitôt le banquier zurichois. L’un d’entre eux, tranche sur le lot en quittant le gris pour le tabac d’un alpaga à col de velours marron genre hobereau autrichien. Ou faisan doré dont il a le port de tête dédaigneux.
Le plus célèbre d’entre eux, le banquier déchu Raoul Weil, ex-numéro 3 de l’UBS traine l’air las d’un faux Gary Cooper empâté et se tient bien à l’écart de ses coaccusés. On a le sens de la caste, chez ces gens-là. Weil, c’était le Brahmane au sommet de la Bahnoffstrasse. Les autres appartenaient tout juste à la catégorie des Kshatryias, voire à celle des cadres supérieurs français, quasi des Intouchables.
L’UBS, en tant que personne morale – le jargon juridique a parfois de ces audaces ! – ainsi que huit dirigeants du centre zurichois et de sa filiale d’outre-Jura sont accusés d’avoir organisé une fraude fiscale massive privant l’Etat français de dix milliards d’euros, de quoi construire 5000 foyers pour SDF[1].
Impassibles, nos banquiers zurichois ont dû goûter à un réquisitoire salé jeudi : 3,7 milliards d’amende réclamés contre UBS AG, 15 millions contre sa filiale française ; 24 mois de prison avec sursis et 500 000 euros d’amende contre Raoul Weil. C’est le prix du Brahmane : les autres s’en tirent un peu moins mal : de 6 mois à 12 mois de prison avec sursis et entre 50 000 et 300 000 euros d’amende. Le verdict, ce sera pour plus tard.
Brusque changement de décors : des Batignolles en travaux au provincial tribunal de Gap. Et changement d’ambiance. Le jeans militant et la parka protestataire ont remplacé l’uniforme bancaire. Sept prévenus sont cités à comparaître devant le Tribunal correctionnel pour avoir aidé des migrants en situation irrégulière à passer la frontière italo-française lors d’une manifestation le 22 avril dernier. Parmi, deux Suisses de Genève, de 24 et 26 ans, Théo et Bastien.
Si vous voulez faire enrager la présidente du Tribunal, prononcez la formule « délit de solidarité » pour qualifier les faits, ça la rend chèvre, animal qui ne manque pas sur les pentes des Hautes-Alpes toutes proches : il s’agit de savoir si ces Suisses et leurs camarades ont aidé ou non des réfugiés à passer la frontière de façon illégale ; un point, c’est tout.
Une réaction qui traduit bien l’incompréhension entre magistrats et militants. Les uns appliquent la lettre du droit, les autres l’esprit des lois. Dans ce choc des irréconciliables, les militants perdent devant les tribunaux et gagnent face aux médias. C’est systématique. Dès lors, deux procès parallèles se déroulent – parallèles qui ne se croisent même pas à l’infini. L’un développe le dossier ; l’autre s’en abstrait pour s’adresser, non pas aux juges, mais à l’opinion. Feu Jacques Vergès avait théorisé la chose au moment de la guerre d’Algérie.
Comme pour le procès UBS à Paris, on attend à Gap le verdict.
La Suisse de la banque et la Suisse de la tradition humanitaire ont donc comparu devant les juges français avec pour point commun cette frontière que les uns font traverser aux capitaux et les autres aux miséreux. Deux traditions aussi anciennes l’une que l’autre.
Jean-Noël Cuénod
[1]Le quotidien La Voix du Nord du 19 novembre 2014 évoque la construction d’un foyer d’accueil pour les SDF et leurs animaux budgétisée à deux millions d’euros.
Intéressante observation soulignée avec humour et élégance.
Quelle curieuse humanité !