Société clivée: les modérés sont-ils les derniers révolutionnaires?

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« L’Enfer » (1450-1516) peint par un élève de Jérôme Bosch. Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (Wikimédia Commons)

L’excès n’est plus une exception, c’est devenu la règle générale. On essentialise, on généralise. A chaque groupe identitaire sa victime. Le jeune Thomas à Crépol pour l’extrême-droite. Le jardinier Mourad à Villecrenes pour l’extrême-gauche. Larmes de crocodile dans les deux cas. Lorsque l’hystérie plombe la politique, la modération devient acte révolutionnaire.

Condamnez-vous les bombardements des civils sur Gaza ? Vous faites le jeu des antisionnistes, voire des  antisémites. Affirmez-vous que les massacres du Hamas relèvent du crime contre l’humanité? Vous faites celui des islamophobes, voire des arabophobes. Dans un cas, vous voilà propulsé à gauche et dans l’autre, à droite.

De même, si vous êtes tout autant horrifié par le meurtre dont Thomas, 16 ans, a été victime, par le défilé « punitif » de l’ultra-droite qui l’a suivi et par l’agression raciste contre Mourad, vous voilà partout suspect, tout juste bon à être jeté dans le panier (de crabes bien sûr) des macroniens adeptes du désormais inaudible « en même temps ».

« Je ne choisis pas mon camp, camarade »!

Choisis ton camp, camarade. Eh bien, non, je ne le choisis pas, mon camp! Et je ne suis de personne le camarade!

La France (ou d’autres nations) est-elle clivée? En tout cas, les médiacrates de toutes couleurs de poils font le maximum pour qu’elle le soit.

Le clivage, c’est leur pain béni. Ils voient le monde comme une sorte de questionnaire à choix multiples. Pas besoin de réfléchir, il s’agit de placer chacune et chacun dans sa petite case. Surtout, ne pas en sortir, ça ferait réfléchir. Et réfléchir, c’est du dernier chiant.

Le fait, voilà l’ennemi!

Avec ce système, pas besoin de fait. Il est même rejeté, le fait. Car il demande à être bien circonscrit, contextualisé, décrit dans ses détails et considéré sous tous ses aspects. Il n’est jamais blanc ou noir et apparaît composé de marbrures grises, difficiles à distinguer sous l’écrasante lumière des projecteurs.

De plus, pour en parler, il faut partager les règles de base de la réflexion collective, à savoir que chacun tombe d’accord pour accorder au fait son statut d’objet du réel et non de figure du fantasme.

On peut tirer de ce fait des hypothèses diamétralement opposées. Mais au moins, un fait reste un fait, quels que soient les regards qui l’examinent.

Mais ça, c’était avant, quand le journalisme sacrifiait à la religion du fait. Aujourd’hui, les communicants ont pris le dessus et refilent au bon peuple nourri d’images, à la place des faits, les « vérités alternatives » selon l’heureuse définition de Kellyanne Conway, naguère conseillère du président Trump.

Le glamour des « vérités alternatives »

Elle est tellement plus glamour, la « vérité alternative »! Plus besoin de soupeser, d’examiner, de croiser les sources, de les authentifier. Ton fantasme, c’est ce qui est vrai. Pas besoin de se malaxer les neurones.

Le fait exige la réflexion, la « vérité alternative » sécrète la réaction. Dès lors, que nos « vérités alternatives » soient teintées de rouge ou de brun, peu importe, elles sont toutes réactionnaires au sens premier du terme. Ce qui bannit toute modération dans les propos et les actions.

Les nouveaux réacs

L’acte révolutionnaire consiste aujourd’hui à prendre systématiquement le contre-pied de ce système ourdi par les nouveaux réacs, à préférer imperturbablement le fait à l’image émotionnelle, le sens de la nuance à la diatribe, la raison à l’emportement, la subtilité de l’argumentation aux gros sabots de Télé-Bolloré, à privilégier la parole à la vocifération.

C’est aujourd’hui de tous les programmes, le plus malaisé à conduire mais le plus urgent à pratiquer.

Jean-Noël Cuénod