Guerre et multi-guerres au Moyen-Orient


Guerre-Moyen-Orient-Trump-Iran-SyrieVoilà, on entre dans le dur, après le retrait de Trump du traité nucléaire avec l’Iran. Hier soir, pour la première fois, des militaires iraniens, ceux de la Force Al-Qods en Syrie, ont tiré des roquettes vers des positions de l’armée israélienne stationnée au Golan. Ces vingt roquettes n’ont pas atteint leur objectif militaire mais en représailles, Israël a sévèrement répliqué. « Nous avons frappé presque toutes les infrastructures iraniennes en Syrie », a déclaré le ministre israélien de la Défense Avigdor Lieberman.En tirant ses roquettes vers Tsahal, l’Iran n’avait sans doute pas la prétention de percer le Dôme de Fer, nom du très efficace système de défense antiaérienne mis au point par l’armée israélienne. Il s’agissait de montrer ses muscles après l’annonce des sanctions économiques qui accompagnent le retrait américain du Traité. L’avenir dira si cet échange de mauvais procédés n’était qu’une escarmouche ou le prélude à une confrontation militaire de forte intensité.

La situation se révèle d’autant plus complexe qu’il y a plusieurs guerres dans la guerre au Proche-Orient. Citons-les, dans le désordre bien sûr pour respecter les usages locaux. Les motifs religieux, nationalistes et économiques se chevauchent.

– La guerre confessionnelle interne à l’islam entre le chiisme et le sunnisme.

L’Arabie Saoudite, le centre du sunnisme le plus rétrograde, veut contrer l’influence de l’Iran, centre du chiisme le plus belliqueux, en Syrie et au Yémen. Mais c’est surtout à l’intérieur de son pays que Ryad craint l’influence du chiisme iranien. En effet, la plus grande partie des gisements d’hydrocarbures saoudiens se trouvent au nord-ouest du royaume, dans l’oasis d’Al-Hassa, la plus grande de la planète (60 000 km2 et 600 000 habitants). Or, cette région est traditionnellement peuplée de chiites dont les responsables religieux sont formés dans les universités de Najaf (Irak) et de Qom (Iran) contrôlées par les mollahs iraniens. La domination d’Al-Hassa est donc vitale pour le régime saoudien ; les Saoudiens considérant les chiites d’Al-Hassa comme des sujets de seconde zone, les rancœurs s’accumulent et peuvent un jour ou l’autre exploser, au profit de Téhéran.

Dès lors, pour la pétromonarchie, l’ennemi principal n’est plus Israël mais l’Iran. Aussi, le prince héritier Mohamed ben Salman a-t-il multiplié les gestes d’apaisement envers le gouvernement israélien. En coulisse, c’est un véritable renversement d’alliance qui est en train de s’opérer entre Ryad et Jérusalem. Mais pour combien de temps ? L’Arabie Saoudite ayant propagé dans le monde musulman son idéologie intégriste et sa détestation d’Israël,  les populations qui ont été conditionnées dans cet état d’esprit ne vont pas en changer du jour au lendemain, ce qui risque de mettre Mohamed ben Salman en porte-à-faux avec ce que l’on appelle communément « la rue arabe ».

– La guerre entre Israël et les pays arabo-musulmans.

Ce conflit n’a pas cessé depuis le 15 mai 1948, date de l’attaque d’Israël (création proclamée la veille) par les armées de la Ligue arabe, attaque qui fut précédée par six mois de guerre civile entre les groupes armés juifs et arabes dans la Palestine alors sous mandat britannique jusqu’au 14 mai 1948. Par rapport à ses autres confrontations armées, Israël a désormais comme adversaire principal, non pas des Arabes sunnites mais des Perses chiites. Ces derniers sont présents en Syrie par l’intermédiaire de la Force Al-Qods des Pasdarans (Gardiens de la révolution iranienne) qui soutient le dictateur syrien Bachar al-Assad issu de la minorité religieuse alaouite, une des nombreuses branches du chiisme­. Mais ils le sont aussi chez un autre voisin direct d’Israël, au Liban, par le truchement du parti chiite Hezbollah, seule force armée libanaise crédible.

Et les Palestiniens ? Ils risquent fort de se voir confortés dans leur traditionnel statut de cocus de l’Histoire. Très majoritairement sunnites, ils sont dominés à Gaza par le Hamas, branche des Frères musulmans, chantres de l’islam radical, et dans ce qui reste de l’Autorité palestinienne, par le Fatah qui se dit laïque même si la grande majorité de ses dirigeants sont sunnites. S’ils se sentent abandonnés par l’Arabie Saoudite, les Palestiniens seraient alors enclins à surmonter l’antagonisme entre sunnites et chiites pour faire alliance avec l’Iran, désormais l’ennemi principal de leur ennemi principal, Israël.

–  La guerre entre Turcs et Kurdes.

Dans ce contexte, l’influence religieuse est secondaire, les Kurdes et les Turcs étant majoritairement sunnites. Ce conflit est donc avant tout d’ordre national. Les Kurdes sont conscients depuis des siècles de former une nation avec sa langue, ses coutumes et sa culture différentes de celles des Arabes et des Turcs. Mais éclatés entre l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie, ils n’ont jamais pu constituer leur Etat-nation. Cette aspiration demeure vive.

Depuis le dépeçage de l’Empire ottoman, les dirigeants turcs restent obsédés par les risques de perdre un morceau de territoire. Cette obsession a encore aggravé ses symptômes avec le régime autoritaire imposé par Recep Tayyip Erdogan. Ankara refuse donc énergiquement toute velléité de créer un Etat kurde sur ses marches, ce qui pourrait renforcer le séparatisme de son importante minorité kurde (16% environ de la population de Turquie). Or, les Kurdes de Syrie constituent les alliés les plus efficaces des Occidentaux contre l’Etat islamique sur territoire syrien. De plus, le parti syro-kurde PYD et sa branche militaire YPG sont proches des indépendantistes kurdes du PKK en Turquie. Dès lors, la création d’une entité kurde dans la Rojava en Syrie, aux portes de la Turquie, a été perçue comme une menace grave par la Turquie qui a repris l’une des principales villes syro-kurdes, Afrine, le 22 mars dernier. Avant d’affronter militairement les Kurdes de Syrie, la Turquie avait bénéficié du feu vert de la Russie – qui jusque-là soutenaient YPG – et de l’indifférence des Occidentaux, empêtrés de leurs contradictions, la Turquie étant leur alliée au sein de l’OTAN.

Erdogan n’a pas résolu pour autant son « problème kurde » et son incapacité à trouver une solution politique ouvre la voie à de nouveaux affrontements armés avec les différentes composantes kurdes. Cela dit, la Turquie entend bien peser sur le devenir de la Syrie en négociant avec la Russie et l’Iran.

– La guerre en Syrie entre Occidentaux d’un côté, Russes et Iraniens de l’autre.

Pour un peu, on allait oublier le conflit syrien proprement dit ! Le soutien des Etats-Unis et des Européens (surtout la France, la Grande-Bretagne et dans une moindre mesure l’Allemagne) aux opposants à la dictature de Bachar al-Assad avait conduit la Russie de Poutine à intervenir massivement pour sauver le tyran de Damas. La défaite de ce dernier aurait eu pour conséquence la perte de l’influence russe sur la Syrie. Inacceptable pour Moscou qui a tissé dès la période soviétique des liens très serrés avec Damas. Des liens que Poutine entend conserver voire développer. Les mers chaudes restent l’objet de la convoitise russe depuis des siècles.

A l’intérieur des deux camps, les buts visés sont contradictoires. En soutenant les opposants à Bachar al-Assad, les Occidentaux affirmaient lutter en faveur d’une Syrie qui serait à leur image, démocratique et libérale. C’était notamment le rêve caressé par le ci-devant président français Hollande. La faiblesse politique et militaire des formations démocratiques syriennes ont fait litière de ces espoirs. En Syrie, les Occidentaux ont pour alliée l’Arabie Saoudite dont le souci n’est certes pas d’établir la démocratie à Damas, au contraire, mais d’imposer un régime sunnite en Syrie. Dans cette optique, elle entre en concurrence avec un autre potentat sunnite, le président turc Erdogan qui veut être calife à la place des califes de jadis. Or, au début, en tout cas, la Turquie voulait abattre, elle aussi, le pouvoir syrien. Maintenant, on ne sait pas au juste où Erdogan se situe, sinon qu’il veut éradiquer l’indépendantisme kurde sous toutes ses formes.

De l’autre côté, les positions entre alliés ne sont pas plus claires et se révèlent, là aussi, potentiellement conflictuelles. Les Russes et les Iraniens tombent d’accord sur un point essentiel : sauver le régime de Bachar al-Assad. Mais quand deux protecteurs se font face, le conflit n’est pas loin. Qui dominera le régime syrien ? L’Iran avec sa solidarité chiite ou la Russie forte de ses liens historiques ? Cela dit, l’Iran et la Russie ont-ils vraiment les moyens de leurs ambitions ? Ils sont tous deux aux prises avec des difficultés économiques majeures qui rendent très aléatoire leur aspiration à l’hégémonie

– La guerre économique des Etats-Unis contre l’Europe et la Chine

Le retrait des Américains du Traité nucléaire avec l’Iran annonce un conflit d’une tout autre nature. Ce retrait s’accompagne d’un retour des sanctions économiques contre l’Iran. Certes, les autres pays signataires du Traité (la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Chine et la Russie) ont déclaré poursuivre ce Traité. Mais sans les Etats-Unis, il a pour valeur celle d’un pet de lapin. En plaçant les sanctions économiques au niveau le plus élevé, Donald Trump ne vise pas seulement l’Iran mais aussi la force exportatrice de l’Europe, dont celle de l’Allemagne et de la Suisse, particulièrement présentes sur le marché iranien. En effet, les Etats-Unis ont adopté un ensemble de lois qui leur permet d’infliger des amendes colossales aux entreprises non-américaines qui ne respecteraient pas les embargos décidés par Washington. En théorie, ces poursuites judiciaires ne concernent que les groupes économiques qui ont un lien avec les Etats-Unis. En pratique, il est fort malaisé d’éviter les foudres américaines, comme l’a expliqué l’économiste Hervé Juvin au micro de France-Inter le 20 janvier dernier : Il suffit d’utiliser une puce électronique, un iPhone, un hébergeur ou un serveur américain pour vous retrouver sous le coup de la loi américaine. C’est un piège dans lequel de nombreuses entreprises sont tombées. La Chine est bien entendu aussi concernée mais dans une moindre mesure que l’Europe, du fait de sa taille et son poids géopolitique.

Morale de cette histoire démoralisante : le droit américain règne sur la planète, réduisant les souverainetés des autres Etats au strict et triste minimum.

Pour conserver quelque chance de se faire réélire, le président américain doit « faire rentrer du travail » aux Etats-Unis. Dans cette optique, il doit briser le dynamisme des exportations européennes, principalement allemandes. Et les nouvelles sanctions contre l’Iran participent à cette offensive. Les Européens sont désormais contraints d’ouvrir les yeux sur cette cruelle réalité : Washington est politiquement un ami peu fiable et économiquement, un ennemi implacable.

La dingo-tactique de Trump

Trump adopte vis-à-vis de l’Iran, la dingo-tactique qu’il avait utilisée contre la Corée du Nord : menacer son adversaire en brandissant le feu guerrier. Le touitteur déchaîné se vante d’avoir ainsi contraint le dictateur Kim-Jong Un à négocier avec lui et avec la Corée du Sud.  Sauf que le but du dictateur coréen était de forcer les Etats-Unis à le prendre au sérieux et à l’inviter à la table des grands, ce qui est désormais chose faite. Qui donc a roulé l’autre dans la farine ?

Surtout, l’Iran n’a rien de comparable avec la Corée du Nord ; Téhéran s’inscrit dans un contexte bien plus périlleux, compte tenu des enjeux énergétiques qui exacerbent les conflits entre les acteurs majeurs de la scène internationale. La dingo-tactique trumpienne risque d’aboutir à un affrontement mondial. En outre, elle va renforcer en Iran le camp des Pasdarans, partisans d’un chiisme de conquête. Mais le pire n’étant pas certain, la dingo-tactique peut aussi débloquer une situation jusqu’alors inextricable.

Il est temps de faire une bonne réserve de cierges.

Jean-Noël Cuénod

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4 réflexions sur « Guerre et multi-guerres au Moyen-Orient »

  1. Parfait et pédagogique tour d’un horizon quelque peu obscurci ces derniers temps, pour ne pas dire sérieusement assombri. Sauf qu’en effet le pire n’est pas toujours certain. Quand le « socialiste » Guy Mollet avait intensifié la guerre, De Gaulle, militaire et de droite, élu par les tenants de l’Algérie française, a imposé la paix et débouché sur l’indépendance. Sharon le « faucon » a quitté Gaza et délogé les implantations. Alors Trump, à la fois vrai et faucon, pourrait bien, en redistribuant anarchiquement et ubuesquement les cartes diplomatico-militaro-économiques du monde, entrainer une suite de conséquences imprévisibles (à l’oeil nu) qui permettrait un nouveau désordre du monde dans lequel les forces démocratiques (et écologiques) de la planète pourraient surgir plus unies qu’elles ne ne furent jamais. On pourrait donc aussi allumer de joyeux pétards aux cierges précédemment évoqués…

  2. Merci beaucoup pour ce tour d’horizon complet, précis et objectif dans les informations fournies. Cela manque dans la presse (qui livre de petits bouts d’infos non liés entre eux, en mettant certains en avant et pas d’autres) ; c’est très agréable de trouver un tout cohérent ici, intégrant les enjeux politiques et économiques, les deux étant évidemment très profondément liés…
    Une question : pour vous, quel est le but global de l’occident, qui arme et maintient la flambée du conflit dans la zone, plutôt que de pousser vers la paix ?
    Lucile

    • Mille mercis pour votre sympathique commentaire. L’Occident, sur le plan de la puissance militaro-diplomatique, se réduit aux seuls Etats-Unis. Le but avoué de Trump est de faire tourner à plein les usines américaines. D’où l’imposante récolte de contrats d’armement qu’il vient de faire signer à l’Arabie Saoudite. Nous vivons dans le courtermisme le plus complet: tout pour moi tout de suite. Cela se décline du haut en bas de l’échelle humaine. Donc, attiser le feu n’est pas le problème. D’autant plus que Trump table sur la manière forte pour faire bouger les lignes au Moyen-Orient au profit de son pays. Cela peut marcher ou tourner à la catastrophe. Mais l’Europe n’ayant pas la capacité militaro-diplomatique à la hauteur de sa puissance économique, elle ne saurait apporter une alternative crédible.

      • Merci beaucoup pour votre réponse !!!!! Ca fait du bien à lire et je pense qu’on ne le dit pas assez. Les US manipulent et sans leur influence, le Moyen-Orient n’irait peut-être pas autant vers les conflits. En voyage en Israël, j’ai remarqué à quel point les Israéliens avaient envie de faire profil bas et de ne pas trop se faire remarquer, étant donné la taille de leur pays (auquel ils tiennent) entouré de géants arabes ; les politiques (A Lieberman par ex…) raisonnent différemment de toute évidence, et là encore, je pense que l’influence des US n’est pas loin…
        Lucile

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